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mercredi 15 avril 2015
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par Emmanuel Chirache le 15 juin 2010
Paru en mai 1972 (Rolling Stones/Atlantic), réédité en 2010 (Universal)
A la première écoute, Exile On Main Street se révèle rarement le chef-d’œuvre décrit par ses admirateurs. Beaucoup de mélomanes s’y sont d’abord cassés les dents, s’attendant sans doute à écouter un nouvel Aftermath, une suite de Beggars Banquet, ou la continuité de Sticky Fingers. Tout de suite, ils sont pourtant déroutés, surpris par ce chaos de rock, de blues, de country et de gospel, pot-pourri trop riche, qui fait craindre l’indigestion aux petits appétits. Et puis, le disque ne contient aucun hit, pas de single coup de poing alors que les Stones avaient habitué leurs fans à cet exercice qu’ils maîtrisaient mieux que personne. Bref, pas de phare pour éclairer la route de l’auditeur, pas de prise pour gravir l’imposant sommet discographique du plus grand groupe de rock du monde (les Beatles ? connais pas).
Face à l’histoire aussi, Exile On Main St. a mis son temps pour convaincre. Les critiques de l’époque n’ont pas été tendres avec lui, et les fans ont attendu plusieurs années avant de le porter au pinacle, le plaçant souvent en tête de leurs suffrages après l’avoir boudé. Avec le temps, Exile s’est en effet bonifié comme le bon vin français, recevant d’abord les lauriers de sa légende forgée dans la cave de la villa Nellcôte louée par Keith Richards et Anita Pallenberg durant l’année 1971. Inutile de revenir trop longtemps sur le sujet, un livre entier signé Robert Greenfield a été publié par Le Mot et Le Reste l’année dernière. Et pour accompagner la réédition récente du double vinyle en double CD, Mick Jagger a cédé à la mode actuelle du documentaire promo (cf. le When You’re Strange de Di Cillo sur les Doors) en commandant à Stephen Kijack la réalisation d’un film intitulé Stones in Exile présenté à Cannes par un Jagger en costard et grosses baskets Nike (?). Film plutôt bien foutu, diffusé sur France 5 la semaine dernière et rediffusé le dimanche 25 juin à 05:50 du mat’, autant dire que ce sont surtout les veilleurs de nuit qui vont se payer une bonne tranche de rock’n’roll ce jour-là.
Incarnation idéal-typique de l’attitude rock, le mythe de Nellcôte a fondé en partie le célèbre mantra "sex, drugs & rock’n’roll" chanté par Ian Dury. Le charme provençal allié à la nudité affichée du torse richardsien et à la beauté scandinave d’Anita Pallenberg, les scènes d’oisiveté ou de travail sur le perron, à table, dans le grand salon, les jams improvisés entre Gram Parsons et Keith, entre Mick Taylor, Bobby Keys et Charlie Watts, enfin la drogue, qui afflue de Marseille ou d’Italie : autant de moments immortalisés par le photographe Dominique Tarlé qui contribuent à la légende du lieu et de l’époque. Exilés, les Stones le sont donc bien. Traqués par le fisc en Grande Bretagne, Jagger et Richards se sont réfugiés dans le sud de la France pour sauver les derniers kopecks que leur ancien manager Allen Klein ne leur a pas piqués. Main Street n’est pour l’instant qu’une idée lointaine, celle de l’Amérique crasseuse made in L.A., cortège de freaks que le groupe imitera ensuite sous l’objectif de Robert Frank quand il s’agira de terminer l’album par une séance photo sous le ciel angelno. Car ne nous y trompons pas : les Stones ont beau tout composer et enregistrer à Nellcôte (le meilleur moyen d’obliger Keith à venir aux séances étant de jouer chez lui !), le vinyle ne s’appelle pas Exile in Villefranche-sur-Mer. Non, le concept de l’album, c’est l’Amérique.
Placé sous le signe du "bœuf dans la cave entre amis qui triturent les racines populaires américaines à coups de piano et de guitares", le disque s’impose comme le pendant réussi des Basement Tapes de Dylan et du Band. Autant ce dernier devient rapidement pète-couilles, boursouflé, engoncé dans sa propre autosatisfaction mélomane, autant l’interprétation stonienne de la culture américaine paraît lumineuse et inspirée, ouverte sur le monde. C’est que les Anglais ont travaillé pour ça. En effet, les Stones n’ont jamais eu les éclairs créateurs des Beatles, ces fulgurances qui accouchent d’une chanson en trois heures à peine. Ce sont des laborieux, des bosseurs, des cartésiens qui doutent, se cherchent, recommencent encore et encore. Des putain de tâcherons qui s’échinent toute la nuit, et celle d’après, et la journée aussi. Déjà au début des années soixante, à une époque où n’importe quel groupe à la mords-moi-le-nœud torchait un single en une heure et deux prises, les Stones jouaient les galériens et peinaient à pondre un Come On, un Time is on My Side, un Not Fade Away [1].
Le groupe répète donc inlassablement à l’intérieur de cette cave séparée en une multitude de pièces exigües, accueillant chacune des musiciens et du matériel jusque dans les couloirs environnants. Comme le résume bien Mick Taylor : « Pour moi, ce n’était rien d’autre qu’une bande de musiciens défoncés essayant d’enregistrer un disque enfermés dans une cave ». L’aspect jam des sessions s’entend d’ailleurs un peu partout sur le disque, que ce soit la longue transe de Turd On The Run, sorte d’échauffement collectif avant la création, Ventilator Blues ou Sweet Black Angel (qui sonne vraiment "basement"). Partout, en fait. Au début, il faut bien avouer que ça déconcentre l’oreille, que ça fait vagabonder l’esprit de rêverie en rêverie, autre part que la musique. Écouté pour la première fois, Exile ressemble à un gros gloubiboulga informe, un peu monotone, voire hermétique. Et puis les écoutes successives viennent sculpter le disque de façon à faire apparaître les détails, poncer les rugosités, affiner le trait, arrondir les contours, biseauter les angles. Elles permettent de voir au-delà du caractère inachevé des compositions, a priori rebutant.
Longtemps, je me suis contenté par exemple d’apprécier des bribes de morceau, le riff accrocheur de Happy, l’intro sympa de Soul Survivor, la guitare acoustique charmante de Sweet Black Angel, la transe de Shake Your Hips. A chaque fois, je ne parvenais pas à saisir le "big picture" comme disent nos amis anglais, c’est-à-dire à reconstituer le puzzle que constitue le disque, à l’image de Casino Boogie dont les paroles ont été ajoutées au dernier moment par une espèce de collage aléatoire à la Burroughs. Ce serait pourtant abusif de ne considérer Exile On Main St. que sous l’angle du tableau laissé en suspens. Bon nombre de compositions ont bénéficié d’un sacré niveau de perfectionnisme, en témoignent l’excellence d’un Rocks Off (bon dieu, quel final !), la fluidité d’un Tumbling Dice (souvent joué en concert, unique semi hit du disque), la langueur country d’un Sweet Virginia. Mieux, le titre Loving Cup s’impose largement comme l’un des sommets jamais atteints par les Stones grâce au piano de Nicky Hopkins et au sax baryton de Bobby Keys, deux rouages essentiels de l’album. Aucune chanson ne transmet davantage l’esprit festif, l’humeur joyeuse et insouciante des jours heureux passés en Provence par une bande d’expatriés déglingués.
Bien sûr, il y a aussi Happy chanté par Keith, titre symbole de l’hédonisme ambiant, aussi savoureux qu’une glissade de bottleneck sur le manche de Mick Taylor. Excellence également du Stop Breaking Down emprunté à Robert Johnson, mais aussi du Shine A Light dont Marty Scorsese fera le titre de son film et du Soul Survivor qui vient terminer l’album. En réalité, les qualités brouillonnes d’Exile lui confèrent un statut d’album à passer en fond sonore délectable ou en matinée euphorique levée du pied droit, plutôt qu’à écouter religieusement en profondeur - à l’exception de Loving Cup. Souvent les membres du groupe utilisent l’expression "loose" pour parler de l’ambiance de travail, soit "relâchée" en français, et c’est bien ainsi qu’il faut apprécier le disque : de façon détendue, le corps en éveil, en relâchement total. Façon branleur qui vient de mater une heure de vidéos YouTube sur un sujet stupide (les koalas, les fractures ouvertes en skate, la drague dans les bars, peu importe), et qui fait un break dans sa journée de chômeur en buvant un Coca avec Rip This Joint à deux cents à l’heure sur la platine.
En pleine frénésie remasterienne, les Stones ont décidé en 2010 de redonner un coup de lustre à ce classique. Les plus riches d’entre nous pourront ainsi s’offrir le coffret Ultra Deluxe, qui contient les vinyles, les CD ainsi qu’un DVD (Stones in Exile, mais pas Cocksucker Blues) et un livret de 50 pages pour la modique somme de 136 euros. Ceux qui achèteront la version basique se contenteront du disque avec en bonus une dizaine de nouveaux titres. Oui, les fameux inédits ! Ceux que les fans connaissent déjà pour les avoir eu en bootlegs. En toute sincérité, ils ne présentent aucun intérêt... pour la simple raison que Mick Jagger a souhaité ré-enregistrer toutes ses parties de chant. Autant dire que c’est une horreur, on croirait entendre les Stones aujourd’hui. Bon, I’m Not Signifying nous rappelle juste combien le chanteur assure à l’harmonica sur tout Exile On Main St., détail important que nous avions omis de préciser plus haut. Certains kifferont d’entendre la voix de Keith Richards sur cette prise alternative de Soul Survivor, d’autres prendront leurs jambes à leur cou (en même temps, il faut bien avouer que c’est marrant de l’entendre chanter faux les conneries qui lui passent par la tête "yeaaah, I may be a fool, huhuh ooh you have my tool...").
La remasterisation du disque lui-même ? Comme pour beaucoup de disques parus avant l’apparition du CD, il s’agit surtout de rehausser d’une vingtaine de décibels le volume des chansons. Vous l’aurez remarqué en mettant votre ipod en mode shuffle : quand un vieux morceau succède à un récent, vous devez tendre l’oreille. Inversement, vous devez baisser le son quand le dernier Metallica ou le dernier QOTSA passe après Donovan ou les Smiths, sous peine de vrillage sévère des tympans. Car la grande tendance de l’industrie du disque depuis quinze ans, c’est le sur-mixage, ou comment rendre sourde une partie de l’humanité d’ici les trente prochaines années. Bref, si vous en avez marre d’avoir le pouce en perpétuelle alerte sur la mollette du volume, cette réédition est pour vous.
[1] Dans sa biographie des Stones, François Bon relate certaines de ces séances poussives mais incroyablement fertiles, long apprentissage de la fabrication d’une chanson, même reprise à un autre artiste. Pour Not Fade Away, Phil Spector en personne est venu par hasard donner un coup de main.
Vos commentaires
# Le 24 décembre 2014 à 18:47, par patrick.lecour En réponse à : Exile On Main Street
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