Interviews
Gérard Berréby, éditeur d'Allia

Gérard Berréby, éditeur d’Allia

par Giom le 4 août 2008

Diminuer la taille du texte Augmenter la taille du texte Imprimer l'article Envoyer l'article par mail

Amateurs de rock, il vous est sûrement déjà arrivé de feuilleter un livre publié par Allia. Inside vous propose en exclusivité un entretien avec Gérard Berréby, le fondateur et directeur de cette maison d’édition si particulière dont le travail permet à toute personne intéressée par la musique et la culture rock de partir à la découverte d’un savoir passionnant. Alors, pourquoi pas refermer vos livres dix minutes pour déguster cet entretien qui revient sur la genèse des livres que vous avez (ou que vous prendrez) plaisir à lire. À vos souris !

Inside : Les éditions Allia sont nées en 1982, quel était l’objectif premier qui vous a motivé pour créer cette maison ?

Gérard Berréby : Je n’avais aucun objectif à l’époque. Se fixer un objectif, c’est toujours se limiter. Et aujourd’hui avec quatre cents titres au catalogue, je constate que je n’ai toujours pas d’objectif. Il n’y a pas de finalité pour moi, il n’y a pas de but et il n’y a pas de fin. Je suis dans le processus, le mouvement, l’interaction des choses. Je ne cherche pas, je trouve. Et s’il en ressort quelque chose, alors je ne me serais pas dépensé en vain. Mais l’heure n’est pas encore aux bilans. Je n’appartiens à aucun milieu social, professionnel, familial. Je ne suis adossé à aucun groupe financier. Je ne suis pas issu du sérail universitaire. Je n’obéis à aucun groupement d’intérêt, quel qu’il soit. Je ne fais partie d’aucun organisme corporatiste. Je ne dépends pas de mes imprimeurs, des auteurs que je publie ou de ma banque. Bien sûr tout cela peut changer. Mais pour l’instant, c’est comme ça et cela n’a pas changé depuis que je dirige les éditions que j’ai fondées en 1982. Bien sûr Allia est une entreprise comme une autre, soumise aux mêmes lois, contraintes et éventuels avantages. Mais ici s’opère autre chose. Comment dire, comme un travail sur la pensée. La pensée en mouvement, la pensée en devenir. Afin de m’occuper de l’affaire des hommes, je suis devenu un homme d’affaires. Et Allia est mon outil. J’ai créé les éditions Allia sans capitaux, sans subventions, sans faire de plan quinquénal ni d’étude de marché. Par contre, j’ai toujours eu en tête cette phrase de Casanova : "J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir au bout d’un projet quelconque et qu’il ne s’occupe que de cela, il doit y parvenir malgré toutes les difficultés ; cet homme deviendra grand vizir, il deviendra pape, il culbutera une monarchie pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure." Je n’avais aucune intention de devenir grand vizir, je ne suis pas encore pape ; en revanche, l’idée de renverser une monarchie ne m’était pas tout à fait étrangère.
Il est évident que, dès le départ, j’ai voulu publier des textes qui tous, d’une façon ou d’une autre, s’attaquaient à l’ordre des choses. Mes cinq premiers livres vous donneront une idée de mon état d’esprit, qui, pour n’avoir jamais été préalablement défini, a toujours été sous-jacent : Louis Scutenaire, Ante Ciliga, Ida Mett, Richard Huelsenbeck et les Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste. Les quatre cents titres qui constituent maintenant le catalogue des éditions Allia témoignent de la possibilité de faire les choses, envers et contre tout, à condition de bien vouloir s’en donner soi-même les moyens, de ne pas attendre les subventions pour lancer des projets, de ne pas passer son temps à parler de la chose, mais de la faire. Et faire signifie créer.

Inside : Quand on parcourt la "bibliothèque" des éditions Allia, on retrouve la même thématique de la pensée sociale, dans le sens d’une réflexion au cours des siècles sur comment vivre ensemble. Peut-on alors dire qu’Allia est une maison d’édition qui construit son catalogue sur l’histoire de la pensée sociale, de Platon à Chomsky, en passant par Marx ?

GB : Je suis heureux que vous employiez l’expression "construire un catalogue", car telle est bien mon ambition. Il ne s’agit pas d’une accumulation de titres superposés les uns sur les autres, mais d’un tout cohérent, même si cette cohérence est souterraine. Et dans ce tout les titres se répondent, se font écho et s’éclairent les uns les autres. Mon catalogue doit être lu dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité. Toute pensée véritable est nécessairement sociale, politique. Il faut cesser d’établir des genres, des catégories, de cloisonner afin de mieux neutraliser toute expression indépendante. Il est certain que les auteurs, morts ou vivants que j’ai publiés ont tous, d’une façon ou d’une autre contribué à bouleverser l’ordre des choses, à renverser les perspectives, à remettre en cause les certitudes. Vous citez Marx et Chomsky, mais Pic de la Mirandole ou Giordano Bruno, entre autres, pourraient tout aussi bien servir d’exemples, même si on ne les associe pas immédiatement à la pensée sociale. La révolution intellectuelle dont est porteuse l’œuvre de chacun des deux auteurs n’a pas encore été exactement mesurée. Le plus frappant est que les textes que j’ai publiés d’eux n’avaient jamais été traduits en français ! Aucun éditeur n’avait eu l’idée, le courage, la folie sans doute de traduire les 900 Conclusions de Pic de la Mirandole. C’est là qu’est mon domaine d’intervention, et la justification de mes actes : aller là où les autres ne vont pas. C’est ce qui s’est passé avec les livres de critique rock, un domaine auquel personne ne s’était intéressé sérieusement avant moi, et qui depuis quelque temps semble susciter des vocations. Vous ne trouvez pas ?

Le lecteur sera peut-être surpris de la disposition de mon catalogue. La liste des ouvrages que je publie s’y trouve en effet ordonnée selon un mode peu habituel dans un catalogue d’éditeur, mais qui résulte justement des précédentes raisons qui m’ont incité à les publier. L’ordre y est d’abord historique. Il tient compte ainsi du mouvement qui les a suscités, permis, et dans lequel ils se trouvent engagés. La Grammaire d’Arnaud et Lancelot en 1660, les écrits de Casanova à la fin du XVIIIème siècle, l’esthétisme d’Oscar Wilde un siècle plus tard ou les textes présituationnistes des années cinquante, par exemple, tirent de cette disposition leur meilleure justification, leur propre critique, et leur signification pour le lecteur actuel. Dans chaque époque, des courants de pensée, de sensibilité, de goût convergent ou s’affrontent selon les réalités sociales dont ils témoignent et qui sont les lignes de force de l’époque elle-même. Les ouvrages présentés ici s’inscrivent naturellement dans de tels courants, qui interfèrent toujours, dont chacun renvoie à d’autres et s’en nourrit plus ou moins consciemment. De tels courants, et ce qu’ils manifestent de la réalité sociale, constituent les moments de l’époque ultérieure et de ses lignes de force, jusqu’à notre présent, qui n’est évidemment pas définitif. C’est à ce titre qu’ils m’ intéressent, comme témoins de ce qui nous a formés et, par conséquent, l’avenir que nous choisirons. Je suppute qu’il en est de même pour des lecteurs qui nous ressemblent et qui trouveront ainsi à l’agencement de mon catalogue l’avantage qu’on peut attendre d’une bibliothèque.

Inside : Vous publiez beaucoup d’ouvrages traitant de l’expression artistique en tant qu’expression d’un malaise social. Le malaise ressenti par un groupe d’individus pourrait être ainsi créateur d’un malaise individuel. Pensez-vous que la volonté de créer une oeuvre d’art puisse venir de l’une de ces deux motivations : ou bien la création exprime un malaise collectif et cherche à donner un sens au monde, ou alors elle relève plutôt d’une démarche plus individuelle qui peut avoir une finalité disons thérapeutique pour le créateur ?

GB : La question peut en effet être posée ainsi. Toutefois, la réponse à celle-ci exigerait des développements qui excèdent le cadre de cet entretien, des exemples, contre-exemples. Il me semble toutefois que les deux possibilités que vous posez ne sont nullement exclusives l’une de l’autre. Mais encore une fois, les tenants et aboutissants de cette problématique me paraissent trop vastes pour pouvoir faire l’objet d’une réponse circonstanciée. Je vais néanmoins tenter d’y répondre sommairement. L’œuvre collective résulte nécessairement d’une rencontre des consciences individuelles. La force d’un groupe, notamment ce qu’on a pu voir avec les avant-gardes, comme Dada ou l’Internationale situationniste, réside dans cette convergence des pensées qui permet d’agir de façon plus subversive. Évidemment, malgré de tels rassemblements, ces groupements étaient composés d’individus bien singuliers, qui ont trouvé dans l’expression collective un moyen à la fois d’élaborer une critique du monde qui leur était contemporain et un moyen de se re-construire. Malaise social et malaise individuel me semblent intimement liés. L’un provoque l’autre et entraîne une prise de conscience, une volonté d’agir. Le groupe, l’œuvre commune en quelque sorte, ne peut absolument pas créer de malaise individuel. Ou seulement si la structure même du groupe reproduit en son sein les schémas mêmes qu’il critique. Il provoque un état névrotique, une fausse conscience dus à la séparation entre les actes et la pensée. Mais ceci est une autre histoire. Et toute reconstruction a nécessairement des vertus thérapeutiques. Tout acte, toute critique, toute création, nous permet de nous dépasser. Enfin c’est le processus naturel qui nous fait mourir qui nous sommes et naître qui nous allons devenir et rencontrer qui nous devons rencontrer. Regardez Courbet qui disait dans une lettre à Bruyas : "Ne craignez rien, devrais-je parcourir le monde entier, je suis sûr de trouver des hommes qui me comprendront ; n’en trouverais-je que cinq ou six, ils me feront vivre, ils me trouveront. J’ai raison - j’ai raison, je vous ai rencontré, c’était inévitable, car ce n’est pas nous qui nous sommes rencontrés, ce sont nos solutions." Les avant-gardes, et notamment Dada et l’Internationale situationniste, avaient conscience de vivre une époque de transition. La création de l’œuvre d’art répond à une nécessité individuelle d’exprimer la contradiction paroxystique d’un nœud intérieur, d’une vision sensible du monde, des êtres et de la nature, de tromper la mort, une volonté d’exister au-delà de la mort. Les deux motivations que vous mentionnez (individuelle et collective) co-existent sans cesse dans la création artistique, et l’œuvre d’art me semble le lieu d’une contradiction à surmonter, d’une réconciliation avec soi-même, en tant que sujet historique, et le monde. Elle révèle un aller-retour permanent entre deux désirs : l’expression individuelle transcendée par l’expression collective issue de l’héritage historique, et la volonté de montrer, de dire la société qui provoque et voit naître, précisément cette expression. Car la création individuelle ne peut-être dissociée de circonstances données, d’un contexte, d’une époque. Tout individu, en tant que sujet historique, porte un regard sur le monde, tout comme il essaie de forger pour lui-même une manière d’inscrire ses propres désirs, de les matérialiser, de les réaliser en quelque sorte, et de les soumettre au regard d’autrui. L’art est à l’histoire des sociétés ce que la porte est à la poignée, c’est à dire tout. C’est l’âme d’une époque qui se révèle dans l’œuvre d’art, avec cette prescience propre à tout ce qui est issu de la sensibilité et des obsessions individuelles. Et l’œuvre existe réellement dans la mesure ou elle est porteuse de l’état du monde ressenti confusément par nos semblables et le rend intelligible.


Inside : Revenons maintenant sur les ouvrages de critique rock que vous avez publiés. J’avoue avoir un faible pour le Lipstick Traces de Greil Marcus, grand théoricien du phénomène rock, dont l’ouvrage prend comme point de départ le choc qu’a représenté Anarchy In The UK des Sex Pistols pour la société britannique de l’époque. Ici encore, on retrouve le rock comme porteur d’une contestation utopiste. C’est cet aspect qui vous intéresse dans le rock ?

GB : Il y a une figure qui apparaît et réapparaît tout au long de ce livre. Ses instincts sont fondamentalement cruels ; sa manière est intransigeante. Il propage l’hystérie, mais il est immunisé contre elle. Il est au-delà de la tentation, parce que, malgré sa rhétorique utopiste, la satisfaction est le cadet de ses soucis. Il est d’une séduction indicible, semant derrière lui des camarades amers, comme Hansel ses miettes de pain, seul chemin pour rentrer chez soi à travers une fourrée d’excuses qu’il ne fera jamais. C’est un moraliste et un rationaliste, mais il se présente lui-même comme un sociopathe : il abandonne derrière lui des documents non pas édifiants mais paradoxaux. Quelle que soit la violence de la marque qu’il laissera sur l’Histoire, il est condamné à l’obscurité, qu’il cultive comme un signe de profondeur. Johnny Rotten/John Lyndon en est une version ; Guy Debord une autre. Saint-Just était un ancêtre, Richard Huelsenbeck en est le prototype. Ainsi s’exprime Greil Marcus. Lipstick Traces dépasse largement le cadre de la critique rock. Il part du rock, plus précisément d’Anarchy In The UK, et plus précisément encore d’une certaine intonation de Johnny Rotten. Il écrit avec une extrême audace, qui lui a été beaucoup reprochée. Marcus recherche les origines de ce cri chez les lettristes, remonte encore à Dada et va jusqu’au mouvement du Libre Esprit et aux Anabaptistes de Münster. C’est bien toute l’histoire secrète du XXème siècle qui défile, l’histoire d’une révolte et d’une contestation radicales qui, sous des formes différentes, n’a cessé d’animer ceux qui ne se satisfont pas de leurs conditions de vie. Cet aspect du rock me touche particulièrement, mais j’avoue que je n’y songe pas forcément quand j’écoute un disque. Le plaisir brut, physique, presque animal que procure un morceau de rock compte tout autant. Je ne pense pas d’ailleurs que le terme de contestation utopiste s’applique au rock. Tous les artistes qui me passionnent sont plutôt du côté nihiliste de la contestation. C’est dans la rage sans objet, la violence autodestructrice, que s’exprime la contestation dont le rock est porteur. Autrement dit, les Stooges plutôt que les auteurs de « protest songs », le Lennon de Yer Blues plutôt que celui d’Imagine.

Inside : Vous avez également publié l’un des ouvrages majeurs de la critique rock : Awopbopaloobop Alopbamboom de Nik Cohn d’où on trouve une fraîcheur et une spontanéité fondatrice de ce qui deviendra ensuite la critique rock. Incroyable qu’une édition française n’ait pas vu le jour avant la votre en 1999. Comment vous est venue cette initiative ?

GB : Tout d’abord, si ce livre fondateur a mis si longtemps à être traduit et publié, il faut poser la question à la critique rock française, si jamais vous la rencontrez et qu’elle est en état d’affirmer quoi que ce soit. Posez aussi la question à tous les éditeurs français qui n’ont pas publié ce livre. Ils avaient, je suppose d’excellentes raisons. Ces gens là ont toujours raison d’avoir tord. Ils justifient tout et a posteriori. Ils n’ont pas pensé à publier l’ouvrage de Nik Cohn comme ils n’ont publié, par la force des choses, aucun des livres que j’ai publiés. J’avais lu des extraits de A Wop Bop A Loo Bop... dans une anthologie de Nik Cohn, qui m’avaient impressionné. Et Greil Marcus m’a dit que c’est le livre qui lui a donné envie d’écrire ! Je suppose qu’il n’est pas le seul, vu que l’ouvrage de Nik Cohn est vraiment le texte fondateur de toute la critique rock. A vingt ans, Nik invente toute l’esthétique du genre : rapidité, humour, mauvaise foi, parti pris, injustice assumée. C’est un texte brillantissime, mais aussi - ce qu’on n’a pas assez souligné - profondément intelligent, un exemple quasi unique d’empathie et de lucidité. Si toutes ses pages témoignent d’un immense amour pour cette musique et ces musiciens, Nik Cohn ne tombe jamais dans la fascination béate. Jamais il ne donne dans la mythologie préfabriquée. Il n’y a qu’à lire comment il dégonfle en quelques lignes hilarantes le mythe de Jim Morrison chaman. Sans le recul du temps il a su dégager l’esthétique et les lignes de force d’un art qui n’avait pas encore eu d’historien. De même que Thucydide a écrit une fois pour toutes l’histoire de la guerre du Péloponnèse, Nik Cohn a écrit celle du rock. L’intention de Nik Cohn en écrivant ce livre était simple : saisir la sensation, la pulsation du rock telle qu’il l’avait trouvée. Personne, à sa connaissance, n’avait jamais écrit un livre sérieux sur la question auparavant, et il n’avait donc aucun prédécesseur pour l’intimider. Il n’existait, en conséquence, aucun livre de référence, aucune bible à consulter. Il a simplement écrit ce qui lui passait par la tête, ce que lui dictait l’inspiration, comme ça venait. L’exactitude n’était pas sa préoccupation première, ce qu’il recherchait, c’était les tripes, l’éclair, l’énergie, la vitesse. Voilà ce qui pour lui comptait plus que tout dans la musique. Voilà ce qu’il a essayé de rendre avant de partir. A l’âge de onze ans, Nik Cohn entendit un disque dont les paroles ont changé sa vie. Little Richard hurlait : "Tutti frutti all rootie, tutti frutti all rootie, awopbopaloobop alopbamboom..." et le tour était joué. Moins de dix ans plus tard il écrit Awopbopaloobop Alopbamboom. N’est-ce pas comme ça que les choses doivent se faire ? Pour la petite histoire, Nik Cohn est le fils du grand historien Norman Cohn, dont j’ai publié par la suite Cosmos Chaos et le monde qui vient, un ouvrage érudit sur la conception cyclique de l’histoire dans les civilisations anciennes. Cette précision n’est pas uniquement anecdotique, puisqu’elle illustre la façon dont je conçois mon travail d’éditeur. A mes yeux ces deux ouvrages possèdent une égale importance dans leur domaine respectif et sont traités de la même façon. Je ne fais pas de distinction entre culture noble et culture populaire. J’abolis la séparation. Si un ouvrage est bon, si un ouvrage innove, dans quelque domaine que ce soit, je le publie. Ainsi va la vie des éditions Aliia.

Inside : Parmi les autres ouvrages capitaux que vous publiez, on trouve ceux de Nick Tosches comme Héros oubliés du rock’n’roll ou Country : les racines tordues du rock’n’roll. Ici la critique se fait a posteriori et acquiert un caractère plus "scientifique", du moins historique. Peut-on dire à ce moment-là que la critique rock rejoint les sciences sociales ?

GB : Je ne vois pas ce qu’il y a de scientifique dans les livres de Tosches. D’autant plus que quand on emploie cett expression, on a tendance à dévaloriser, à ranger, à classifier. Laisser donc les choses aller dans le sens du vent et oubliez de faire le ménage. Bien sûr, on trouve toute une pléthore de références (Tosches est capable de vous trouver les racines de telle chanson obscure chez les Grecs anciens ou de donner la liste exhaustive de toutes les chansons des années 20 et 30 qui parlent de la cocaïne et c’est carrément jubilatoire), mais ce goût maniaque de la précision est une esthétique en soi. On écrit comme on respire. C’est à dire comme on vit. D’ailleurs, quand il écrit Hellfire, la biographie de Jerry Lee Lewis, il n’y pas une seule note de bas de page. Ce livre est, comme l’a écrit Greil Marcus, "le plus beau livre jamais écrit sur un interprète de rock’n’roll", mais c’est bien plus que cela : un classique américain, qui parle du Sud, de la damnation, de la rédemption imposible. Les livres de Nick Tosches sont avant tout des ouvrages d’écrivain. C’est tout. Des livres dont, en poussant un peu, on pourrait dire que le sujet est secondaire. Si vous cherchez dans Country... une histoire linéaire et objective de ce genre musical, vous allez être déçu. Par contre vous saurez tout sur les métaphores sexuelles cachées, ou la biographie de l’énigmatique Emmet Miller. Et quand on prend Héros oubliés du rock’n’roll entre les mains, on trouve une étonnante préface de Sam Beckett : "Ce livre ne vous fera pas grossir du pénis. Il ne vous fera pas maigrir des cuisses. Il ne vous dira pas comment tirer parti de la crise économique, ni comment faire l’amour à une femme. Un mois après l’avoir lu, vous aurez toujours de la graisse autour du ventre, et vous ne saurez toujours pas comment séduire Jane Fonda durant les années de vaches maigres qui s’annoncent. Toutes ces questions, à dire vrai, sont risibles et dérisoires en comparaison de la sagesse hermétique contenue dans ces pages. Jugez-en par vous-mêmes, ballots : la veritable signification de Spo-Dee-O-Dee ! La relation entre la grosseur des seins et le talent ! Ce qui arrive aux gars qui dépensent tout leur argent en pinard ! Pourquoi un Noir appelé "Docteur Saucisse" ne sera jamais élu président des Etats-Unis ! Mafia à gogo ! Qui a engrossé Annie ! Comment Louis Prima s’est fait la tête qu’il a ! Comment draguer Kelly Smith ! Pourquoi Elvis a eu un jour de retard et un dollar en moins ! Comment les gens évitaient les rapports sexuels avant le temps du sida et des jeans de luxe ! Les pilules capables de modifier la couleur de votre peau ! Le prix du premier plateau-télé et de la gloire ! Pourquoi Johnny Ace s’est fait sauter la cervelle ! Comment Hank Williams s’est tenu à distance de Joseph Staline ! Vous apprendrez encore une foule d’autres choses dans ce livre - le seul livre sur le rock’n’roll qui sait de quoi il parle !" Du grand Sam et du génial Tosches, vous ne trouvez pas ? Quant à Country : les raciness tordues du rock’n’roll, Nick Tosches a voulu explorer les zones obscures de l’histoire de la country music, pas sa popularité actuelle ; écrire un livre pour ceux qui s’intéressent davantage à la question de savoir d’où vient cette musique et ce qu’elle est profondément, plutôt qu’à son développement récent. Alors que le livre regorge de stars à moitié oubliées, de chanteurs de honky-tonk fanés, de rockabillies obscures et de musiciens noirs des générations passées, alors que des pages et des pages sont consacrées à des gens comme Jimmie Rodgers, Elvis Presley et Jerry Lee Lewis, ce vieux Willie Nelson et ce vieux Waylon Jennings ne sont signalés qu’en passant. Et tandis que le plus long chapitre du livre est dédié au thème du sexe dans la country music, la vallée de l’ombre du décolleté de Dolly Parton est complètement passé à l’as. Si dans tout cela vous voyez des sciences sociales, c’est qu’on ne parle pas la même langue. Moi j’y vois un putain de bon livre, bandant et tout quoi ! C’est pour cela que je publie Nick Tosches.


Inside : L’un des derniers ouvrages que vous avez publiés dans le domaine musical concerne une ville : Los Angeles. Y a-t-il d’autres projets avec d’autres auteurs sur d’autres lieux mythiques de la musique populaire du XXème siècle ?

GB : Le livre de Barney Hoskyns, Waiting For The Sun, dans son projet même, est unique en son genre : raconter non pas l’histoire d’un groupe ou d’un style mais celle de la scène musicale d’une ville. Des années 4O à l’an 2000, Los Angeles a été un formidable creuset musical : du « cool jazz » de Chet Baker et Miles Davis au rap « West coast » de Ice Cube, en passant par les inventions du rock le plus déjanté des Doors ou des Byrds. Los Angeles est la ville des paradoxes : entre sublime et ridicule, stars adulées puis déchues, où les figures de la folie destructrice et de la rage du ghetto côtoient les poètes les plus intimistes. Ce gigantesque panorama de la musique californienne, très documenté et riche d’anecdotes jubilatoires, scabreuses ou tragiques se lit comme un roman passionnant, riche et implacable, dont la ville est le personnage principal et dont Hoskins dévoile l’envers : combien de coups reçus par Brian Wilson pour un hymne au surf, combien de mois d’isolement pour une ode aux California Girls, quel degré de paranoïa pour une célébration de Good Vibrations ? "Mon intention profonde avec Waiting For The Sun, c’est une étude de l’interaction typiquement californienne entre la lumière et l’obscurité, ou entre le bien et le mal" écrivait Barney Hoskins. Le prochain livre à paraître, Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain, traduit par Héloïse Esquié, qui a déjà traduit le livre Barney Hoskins, ainsi que Blakeface de Nick Tosches, Surveillance électronique planétaire de Duncan Campell, Sur le contrôle de nos vies de Noam Chomsky et Mystery Train de Greil Marcus. Please Kill Me présente un autre lieu mythique de l’histoire du rock : le New York punk des années 70. On s’aperçoit que tout cet extraordinaire bouillonnement créatif qui a vu émerger quantité de groupes, comme les New York Dolls, les Ramones, Richard Hell et bien d’autres se passe dans un périmètre restreint, quelques rues, quelques clubs comme le CBGB’s ou le Max Kansas City, devenus mythiques devant l’Éternel. Un peu comme l’Internationale lettriste, qui deviendra l’Internationale situationniste a vu le jour autour de quelques cafés de Saint-Germain des Prés, comme le café de la Mère Moineau. Personne, alors, ne quittait ces quelques rues où le point culminant du temps semblait avoir été atteint. À New York, le coin de la 53ème et de la 3ème Rues, haut lieu de la prostitution masculine où Dee Dee Ramone faisait le tapin, le Chelsea Hotel où habita Patti Smith avec Robert Mappelthorpe, le CBGB’s qui a vu les concerts les plus chaotiques qui soient, tous ces endroits sont indissociables de la musique qu’on y a produite.

De tels livres constituent un complément indispensable aux disques. La relation entre la musique et les livres fonctionne dans les deux sens. On s’intéressera à un livre parce qu’on aime la musique dont il traite, et inversement, le lecteur aura envie de découvrir les disques après avoir lu tel ouvrage. Ce va et vient entre deux formes de création artistique qui se vivifient mutuellement est l’un des attraits de ce genre de publications.

Inside : L’une de vos autres publications récente propose une histoire de la musique électronique qui sera prochainement chroniquée sur B-Side. Est-ce une publication extraordinaire ou comptez-vous publier d’autres livres sur cette forme d’expression musicale qui a embrasé les années 90 mais dont l’origine est bien plus ancienne.

GB : Vous voulez parlez de Modulations. En intégrant dans leur musique les bruits de la ville, en trafiquant le cœur de leurs machines, en plongeant tête la première dans des univers mystérieux, en réactivant des rituels oubliés et en s’imaginant de nouvelles identités, ces musiciens se sont ouverts à l’idée que la machine, supposée nous déshumaniser, peut très bien, en réalité, nous rendre plus humains. Si vous cherchiez un point commun entre Daft Punk et Karlheinz Stockhausen, Giorgio Moroder et Aphex Twin, Public Enemy et Brian Eno, n’allez pas plus loin : ils font tous partie de la plus grande aventure musicale de la fin du XXème siècle et du début de ce siècle, celle des musiques électroniques. Du futurisme italien jusqu’aux travaux de déconstruction sonore des musiciens house ou de downtempo, depuis les montages de bandes magnétiques des précurseurs de la musique concrète jusqu’à l’extrémisme brutal du gabber et la douceur ouatée de l’ambiant, en passant par les fulgurances des pionniers de la musique hip-hop et les visions électro-funk des inventeurs de la techno de Detroit, Modulations est la première histoire raisonnée de ces musiques publiée en France (pays toujours en retard quand il s’agit de bouger un peu). Chaque chapitre est rédigé par un spécialiste, à la fois amoureux sonique et critique érudit, et couvre une période de ce développement musical ou une branche de leur activité créative. Des annexes complètent le panorama en s’attardant sur les sous-genres les plus importants et les styles connexes, tandis que des transcriptions d’interviews donnent la parole aux acteurs eux-mêmes. S’adressant au néophyte autant qu’à l’amateur éclairé, Modulations offre au lecteur les clefs pour comprendre le texte et le contexte d’une musique qui a révolutionné notre approche tant de la composition que de l’écoute musicale , en réconciliant avant-garde et grand public. Quant à l’évolution de la musique électronique, Modulations en dresse la généalogie, en remontant jusqu’au futuriste Luigi Russolo, dont j’ai justement publié le manifeste fondateur, L’Art des bruits, qui date de 1913. Cette idée de remonter aux racines plus ou moins enfouies est l’un des moteurs de ma démarche d’éditeur : Country est sous-titré les racines tordues du rock’n’roll, Lipstick Traces, l’Histoire secrète du 20ème siècle, le premier livre dont j’ai assuré l’édition était les Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste. Dans bien d’autres titres publiés par Allia, il y a cette volonté de mettre au jour une généalogie cachée. Ainsi le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Joly peut-il être considéré comme l’une des premières critiques de la notion de Spectacle. Il ne s’agit pas du tout de dire : untel a fait ça le premier et d’établir des palmarès, mais de tisser des liens à travers les siècles, de détruire les cloisonnements, et de faire apparaître non pas la modernité de tel texte ancien, mais de révéler l’usage qui peut en être fait ici et maintenant. Qui en France écrit et publie ce genre de livre ? C’est en me posant cette question que j’en suis venu à publier récemment le livre de Nicholas Cook, Musique, une très brève introduction. Cook enseigne la musicologie à l’université de Southampton, ainsi qu’à Hong Kong, en Australie et aux Etats-Unis. Cet ouvrage s’est très vite imposé comme un classique, une œuvre originale et personnelle. Nicholas Cook a accompli un véritable tour de force en réussissant à faire le point en si peu de pages sur ce qu’est l’essence de la musique, et à analyser les valeurs et les qualités que nous lui associons. Qu’est-ce que la musique ? D’où vient-elle ? Comment est-elle construite ? Comment est-elle consommée ? Qu’est-ce qui nous charme en elle ? L’auteur entreprend de répondre à ces questions avec humour et finesse en s’appuyant sur des exemples qui vont de Beethoven aux Spice Girls en passant par la cithare chinoise. Il analyse les valeurs individuelles, sociales, culturelles et sexuelles que la musique véhicule, les différents usages qui en sont faits, du religieux au publicitaire, et se place tour à tour du point de vue du compositeur, de l’interprète et de l’auditeur. Cook met au jour les structures sociales et institutionnelles qui conditionnent l’approche que chaque société se fait de la musique. Elle nous semble, d’une certaine façon, constituer un monde en soi - et pourtant elle s’imprègne de nos valeurs humaines, de notre interprétation de ce qui est bien ou mal, vrai ou faux. Bref des problèmes universels. Et quand les livres sont intelligents et bien écrits, qu’ils embrassent l’ensemble des problèmes dont je viens de parler, (comme celui de Nicholas Cook par exemple), alors ils trouvent leur place dans la collection consacrée à la musique aux éditions Allia, qui n’est fermée a priori à aucun genre.

Inside : Denière question, peut-être plus personnelle, quel rapport entretenez-vous avec la musique en général et plus particulièrement avec le rock ?

GB : C’est un mode de vie en fait. Une manière d’être, d’exister, de bouger, d’aborder les choses. Une attitude de défi, en somme. Avec la musique et le rock en particulier, j’ai l’impression d’entretenir un rapport totalement charnel, physique quoi ! Quand je vais au concert, c’est toujours devant que je me retrouve, le plus proche de la sono. Quand les basses font vibrer ma poitrine, alors je suis content.



Répondre à cet article

modération a priori

Attention, votre message n'apparaîtra qu'après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici
  • Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom