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Life

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Keith Richards

par Thibault le 31 juillet 2012

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A moins de vivre coupé d’Internet, de la radio et des librairies, vous savez forcément que le guitariste des Rolling Stones a publié son autobiographie courant 2010. Il s’agit grosso merdo d’une molle logorrhée où Keith parle de drogues, de Mick qui est beau, de drogues, de Mick qui est aussi pas toujours sympa, de drogues, de filles et de Mick, de drogues, de Mick et de filles, et aussi parfois un tout petit peu de musique. Épargnez vous la lecture de ces sept cents pages bêtes et chiantes comme du Burroughs, Inside Rock a fait la synthèse du bouquin !

Voici donc pour vous, très chers lecteurs adorés pour lesquels on se met en quatre, les pages intéressantes de Life, celles où le musicien parle de ce qu’il fait le mieux, de la musique. Et quand on lit la passion communicative avec laquelle Richards parle de notes, on se demande bien pourquoi il a consacré 99% de son autobiographie à ses souvenirs de biture et de défonce. C’est l’été, c’est fête, bonne lecture à toutes et à tous !

A propos de la double guitare au début des Stones.

C’est à cette époque que j’ai découvert l’art magique de la guitare synchro, l’interaction de deux guitares. Le moment où tu saisis ce que tu peux produire en jouant avec un autre type, où tu t’aperçois que ça a la force de dix instruments et où tu y ajoutes encore d’autres musiciens. Il y a quelque chose de bouleversant quand une bande de types s’efforcent de créer de la musique ensemble, c’est quelque chose qui vous élève. Un petit monde merveilleusement complet, inattaquable. C’est du travail d’équipe, au sens le plus concret du terme. On se serre les coudes, dans un seul et unique but, et pendant un moment il n’y a pas d’arrière pensée, pas de mouche dans le miel. Personne ne dirige, chacun assure. C’est réellement… du jazz. Là est le grand secret. Le rock’n’roll, ce n’est rien d’autre que du jazz avec une base rythmique féroce.

Le blues de Chicago, c’était de la musique brute, avec une pêche incroyable. Essayez d’enregistrer ça « proprement » et il n’en restera pas grand-chose. La plupart des enregistrements de blues de Chicago sont une accumulation délirante de couches et de couches de sonorités superposées. Quand vous écoutez un disque de Little Walter, il place la première note sur son harmonica et on n’entend plus sa formation jusqu’à ce que cette note s’arrête, tellement il la charge à l’enregistrement. Faire un disque, c’est chercher essentiellement à déformer les sons.

C’est la liberté que le studio d’enregistrement te donne, celle de déconner avec les sonorités. Et ce n’est pas une question de volume mais d’expérimentation, d’innovation « hé, mais c’est un chouette micro qu’on a là, pourquoi ne pas le rapprocher de l’ampli, et puis utiliser un ampli moins puissant, et maintenant tu mets le micro juste devant, et tu le couvres d’une serviette, et voyons ce que ça donne… » Ce qu’on recherche, c’est le point où les sons se fondent dans la pulsation rythmique tandis que tout le reste se distord et retrouve sa place. Si chaque élément est séparé, ça devient insipide. Le but, c’est la puissance sans le volume, une sorte de pouvoir intérieur, une façon d’assembler tout ce que produisent les musiciens dans le studio et d’en faire une sonorité unique. Donc, on ne parle pas de deux guitares, d’une basse, d’un piano et d’une batterie, mais d’un seul élément. Pas cinq, mais un. On devient les créateurs d’une seule force.

Jimmy Reed a été une très grande inspiration, pour nous. Toujours ce truc des deux guitares. Presque un exercice de monotonie, à plein d’égards, jusqu’à ce qu’on pige comment ça marche. Jimmy Reed a eu quelque chose comme vingt titres classés au hit-parade avec une seule mélodie et deux tempos, mais il avait pigé la magie de la répétition, de la monotonie, oui, qui se transforme pour devenir quelque chose d’hypnotisant, de comparable à de la transe. Ca nous fascinait, Brian et moi. On passait des heures à essayer de retrouver la sonorité de la guitare de Reed.

Le minimalisme a un certain charme. Vous vous dites : « c’est un peu toujours la même chose, non ? » mais quand ça s’arrête, vous en redemandez. Il n’y a rien de mal à la monotonie. On doit tous vivre avec.

Chuck Berry, absolument fantastique, était synchro avec lui-même : il a overdubbé son propre jeu de guitare parce qu’il était trop radin pour engager un deuxième musicien. Memphis, Tennessee est sans doute l’un des exemples d’overdubs et de tripatouillage les plus splendides qui existent. Et un très joli thème, en plus. Je ne pourrai jamais souligner assez à quel point ce type a été important dans mon développement. Jusqu’à ce jour, je suis bluffé par le nombre de chansons dont il a eu l’idée, et qu’il vous balançait avec une facilité et une élégance démentes.

On passe le dernier Bo Diddley au scalpel : t’as noté cet effet ? Et la section rythmique, qu’est-ce que ça cogne ? Les maracas, elles font quoi ? Il fallait tout décortiquer et réassembler en fonction de notre approche. On a besoin de reverb’, non ? Maintenant, on est vraiment dans la merde, il nous faut un ampli ! Mais bon, Bo Diddley était déjà vachement dans la technologie tandis que Jimmy Reed restait plus simple, plus dépouillé, sauf que… pour disséquer son jeu, il fallait s’accrocher ! J’ai dû attendre des années pour comprendre comment il s’y prenait pour jouer l’accord de quinte dans la tonalité de mi, c’est-à-dire si, le dernier des trois accords de résolution dans un blues en douze mesures. L’accord de dominante, comme on dit. Quand il arrive à ce point, Jimmy Reed produit un refrain lancinant, une dissonance pleine de mélodie.

Même pour ceux qui ne jouent pas de la guitare, ça vaut la peine d’essayer de décrire ce qu’il faut : à la quinte, au lieu de faire un accord de si septième barré, ce qui serait normal même si ça demande un petit effort de la main gauche, il laisse tomber le si et fait sonner à la place un la prolongé tout en amenant un doigt sur la corde de si jusqu’à la septième, ce qui produit une note dérangeante qui résonne avec le la maintenu. Donc, au lieu de se servir des notes fondamentales, il part sur une septième et, croyez moi, petit a, c’est le truc le plus facile et le plus bâclé qu’on puisse faire dans cette situation, et petit b, c’est l’une des trouvailles musicales les plus géniales de tous les temps. Et voilà comment Jimmy Reed s’est débrouillé pour jouer le même accord pendant trente ans sans que personne n’y trouve à redire.

C’est un jeune blanc, Bobby Goldsboro, un gars qui avait eu deux ou trois hits dans les années 60 qui m’a montré le truc. Il avait joué avec Jimmy Reed, j’avais pigé l’essentiel de la technique, mais il m’a fallu rencontrer ce mec dans un bus quelque part au milieu de l’Ohio : « j’ai passé des années sur la route avec Jimmy Reed et c’est comme ça qu’il fait l’accord de quinte. » « Putain, c’est tout ? » « Rien que ça, ducon. On vit pour apprendre ».

Et paf, ça vous tombe dessus et vous avez choppé cette note obsédante, répétitive. Rien à battre de toutes les règles de la musique, ni du public, ni de quoi que ce soit. « C’est comme ça, mec ». Je crois que c’est son attitude qui nous bluffait chez Jimmy, encore plus que son jeu. Et la façon dont ses thèmes vous restaient gravés dans la tête. La construction a l’air simplissime, voire simpliste, mais essayez Little Rain

L’une des premières leçons de guitare que tous ces musicos m’aient données, c’est que personne ne joue les accords comme sur le papier. Il y a toujours un ajout, une altération. Même pour un accord majeur. On amalgame, on déforme, on tend ici et on relâche là. Ce n’est pas « comme c’est écrit », c’est comme tu le sens. On aborde ça avec ses sensations. On vit dans un monde compliqué, pas « réglé ». J’ai surtout découvert, en pratiquant d’autres instruments, que ce que je jouais à la guitare aurait dû être exécuté sur autre chose qu’une guitare. Je me surprends tout le temps à jouer des lignes de sax. En apprenant à jouer tous ces blues, je me suis aperçu que c’était souvent une seule note jouée d’une certaine façon qui donnait toute l’ambiance, généralement un accord ouvert. Pas un accord complet mais un mélange d’accords, ce que j’adore encore faire aujourd’hui. Et si tu joues un accord complet, ce qui suit doit avoir quelque chose de modifié. Par exemple, si c’est un accord de la, il faut ajouter un zeste de ré, ou si l’ambiance de la chanson le demande, une touche de sol quelque part, ce qui en fait un accord de septième et t’amène à la suite. Ce que je divulgue là, ce sont des secrets basiques qui me conduiront aux riffs d’ouvertures d’une époque plus tardive, ceux de Jumpin’ Jack Flash ou de Gimme Shelter.

A propos du jeu à deux cordes.

Il y a ceux qui cherchent à jouer de la guitare et ceux qui cherchent une sonorité. Moi, quand je travaillais avec Brian à la Edith Grove, j’étais à la recherche d’un son. Un truc que trois ou quatre types pouvaient produire sans difficulté, sans perdre un seul instrument ou une seule nuance, un mur sonore que tu te prends en pleine figure. Je ne faisais que suivre les maîtres. La plupart des bluesmen des années 50, les Albert King et BB King, étaient des interprètes « à une seule note ». T-Bone Walker a été l’un des premiers à recourir à la double corde, c’est-à-dire à jouer sur deux cordes au lieu d’une, et Chuck Berry a été très influencé par lui. Musicalement, c’est impossible, et pourtant ça marche. Les notes se chevauchent, se contredisent. Tu grattes deux cordes en même temps et c’est comme si tu leur baissais la culotte. Il y a toujours quelque chose qui sonne en plus de la note ou de l’harmonie.

Chuck, ce n’est que de la double corde. Il joue très rarement sur une seule corde. La raison pour laquelle des musiciens comme T-Bone Walker et d’autres se sont mis à jouer comme ça était purement économique ; ça permettait de se passer d’une section de cuivres. Avec une guitare amplifiée, on pouvait produire deux notes en harmonie et économiser l’argent de deux sax et d’une trompette. Et c’est pour ça, à cause de la double corde, qu’à Sidcup j’étais considéré comme un rocker incontrôlable plutôt qu’un joueur de blues sérieux. Tous les autres jouaient sur une seule corde à la fois.

Pour moi, la double corde avait l’avantage de produire plus de son, ce qui était important parce que je jouais souvent seul, et puis ça ouvrait toutes ces possibilités de dissonance et de motif rythmique qu’on ne peut pas obtenir avec seulement une corde. De trouver les enchainements. Les accords, c’est quelque chose qu’on doit chercher. Il y aura toujours l’Accord perdu. Personne ne l’a jamais trouvé.


Un petit coup sur Mick, quand même.

Mick Jagger : grand joueur d’harmonica. Son phrasé est incroyable, très Louis Armstrong ou Little Walter. Ce qui n’est vraiment pas rien, parce que Little Walter Jacobs a été l’un des plus grands chanteurs harmonicistes de blues. Je n’arrive pas l’écouter sans rester bouchée bée. Sa formation, les Jukes, était très cool, très sympathique. Et son chant était éclipsé par son style phénoménal à l’harmonica, très inspiré par Louis Armstrong avec sa manière d’intercaler des motifs à la trompette. Si Little Walter entendait Mick Jagger, il sourirait dans sa tombe. Mick et Brian avaient une approche diamétralement opposée de l’instrument : le premier aspirait, comme Little Walter, le second soufflait, comme Jimmy Reed, tous deux en déformant les notes. Quand on joue dans le style de Reed, c’est « lointain et solitaire », comme on dit, et ça vous va droit au cœur. Mick, lui, est l’un des meilleurs au blues « naturel » quand il prend l’harmonica. C’est une façon de jouer dans laquelle il n’entre pas le moindre calcul. Il m’arrive de lui demander « pourquoi tu ne chantes pas comme ça ? » Il dit que ce sont deux choses entièrement différentes. Pas d’accord : dans les deux cas tu te sers de l’air que tu fais passer par ton bec.

Les trois seuls paragraphes du livre consacrés à Charlie Watts.

Sans Charlie, je n’aurais jamais été capable de progresser et de développer mes possibilités. Le principal truc avec lui, c’est qu’il dégage de super bonnes vibrations. Il avait ça depuis le début. Il a une énorme personnalité et beaucoup de subtilité dans son jeu. Si vous regardez son matériel, vous remarquez qu’il est ridiculement petit, comparé à celui de la plupart des batteurs d’aujourd’hui. C’est un château fort qu’ils ont devant eux, une muraille formidable de caisses et tambours. Charlie s’en tire rien qu’avec l’assortiment classique. Rien de prétentieux. Vous l’écoutez et il n’a pas besoin d’en faire plus. Il y a de l’humour dans son jeu aussi. J’adore regarder son pied à travers le plastique transparent de la grosse caisse. Même si je ne peux pas l’entendre, j’arrive à jouer avec lui rien qu’en le regardant.

Son autre truc, c’est une astuce qu’il a reprise de Jim Keltner ou d’Al Jackson, je crois. La plupart des batteurs jouent les quatre temps sur le charleston, mais sur le deuxième et quatrième temps, qui forment le « blackbeat », un élément fondamental du rock’n’roll, Charlie s’arrête en position levée, il fait mine de le toucher et se retire. C’est donc la caisse claire qui domine à ce moment, au lieu de créer une interférence. Quand vous le regardez faire ça, il y a de quoi choper une arythmie cardiaque. Il fait un mouvement de plus qui a l’air complètement superflu. A cause de ce petit effort supplémentaire, on dirait qu’il suspend le tempo. Une partie du feeling alangui de son jeu vient de ce geste apparemment inutile qu’il effectue un temps sur deux. C’était très compliqué à faire, arrêter le battement sur un temps et le reprendre. Ca tient aussi à la constitution de ses bras et de ses jambes, cette façon de ressentir le rythme.

Le style de chaque batteur est déterminé par le décalage infime entre le charleston et la caisse claire. Charlie traîne sur la caisse claire et est parfaitement en place sur le charleston. Cette façon de faire durer la mesure un peu plus longtemps, et ce que nous faisons par-dessus ça, c’est l’un des secrets du son des Stones. C’est essentiellement un batteur de jazz, ce qui veut dire que, dans un certain sens, le reste du groupe est une formation de jazz. Il fait partie des plus grands, les Elvin Jones, les Philly Joe Jones. Il a le feeling, la décontraction, le dépouillement. Il sait se mettre un peu en avant tout en sachant qu’il n’est pas la vedette. Bah-BAM. 

A propos de Beggars Banquet et de Jumpin’ Jack Flash.

Ce n’était pas le plus intéressant chez les Rolling Stones, le rock’n’roll pur. On en jouait beaucoup en concert, oui, mais ce n’était pas ce qu’on enregistrait en priorité, sauf quand on tenait des perles comme Brown Sugar ou Start Me Up. C’était une manière de faire ressortir encore davantage les thèmes à tempo envolé, ce fond de petites ballades vraiment adorables comme No Expectations. L’idée n’était pas de balancer un coup de point entre les yeux.

Mick se montrait très créatif, bourré d’idées et de chansons excellentes comme Dear Doctor, à laquelle Marianne Faithfull n’a pas dû être étrangère, je pense, et Sympathy for the Devil, même si ce thème a évolué dans une direction qu’il n’avait pas prévue. Il y a aussi Parachute Woman avec sa sonorité bizarre qui fait penser à une mouche ou un moustique en train de vous bourdonner dans l’oreille.

Jumpin’ Jack Flash !... quel titre, la vache ! Tout ça est né d’un seul coup sur un magnéto à cassette. Avec ce titre et Street Fighting Man, j’ai découvert une nouvelle sonorité à la guitare acoustique. Cette tonalité méchamment lancinante est née dans les petits motels pourris où le seul truc que tu pouvais faire c’était enregistrer sur ce qui était alors la dernière invention technologique, le magnétophone à cassette. On n’embêtait personne comme ça. Brusquement tu avais un mini studio dans ta chambre. Si tu saturais le magnéto Philipps jusqu’à la distorsion, ta guitare acoustique sonnait sur la bande exactement comme une guitare électrique. Tu te servais du magnéto comme d’un micro et d’un ampli en même temps. Tu rentrais la guitare sèche là dedans et le résultat était électrique comme pas possible.

Une guitare électrique, c’est un machin vivant entre tes mains, une anguille électrifiée, tandis qu’une gratte acoustique est très sèche justement, on n’en joue pas pareil, mais si tu arrives à électrifier cette sonorité-là, tu obtiens des tonalités et des couleurs incroyables. Moi j’aimais la guitare acoustique depuis toujours, j’adorais en jouer et je me suis dit que si j’arrivais à lui donner un peu de plus de puissance sans passer complètement à l’électrique, j’obtiendrais un son unique. Il y a un petit frissonnement dans les notes, c’est inexplicable, mais à l’époque ça me fascinait complètement.

Une fois en studio, je branchais le magnéto sur un petit baffle devant lequel je posais un micro pour ajouter un peu de souffle et de profondeur, et c’était ça que j’enregistrais. C’était la base du morceau. Dans Street Fighting Man, il n’y a pas un seul instrument électrique, sauf la basse que j’ai mixée ultérieurement. Rien que de l’acoustique. Dans Jumpin’ Jack Flash, pareil. J’aimerais encore pouvoir utiliser ce procédé, mais on ne fabrique plus d’appareils comme ça. Peu après cette période d’expérimentation, les magnétos à cassette ont été équipé d’un limiteur qui t’empêchait de saturer l’enregistrement. La moitié de Gimme Shelter aussi a été réalisée comme ça, au magnéto à cassette. J’ajoutais couche après couche de guitare. Parfois, il y a au moins huit guitares sur ces bandes ! Il suffisait de les mélanger.

Quand un riff comme Jumpin’ Jack Flash te sort des doigts, ça te procure une exultation fantastique, une joie sauvage. Evidemment c’est une autre paire de manches de persuader les gens que c’est aussi grandiose que tu le sens et il faut supporter les mines sceptiques. Jumpin’ Jack Flash, c’est essentiellement Satisfaction en sens inverse. Ces riffs sont souvent très proches les uns des autres. J’aime beaucoup Satisfaction mais sur le plan de la composition, ce sont des enchainements d’accords avec convenus, alors que Jumpin’ Jack Flash est un thème particulièrement intéressant. C’est presque de la musique arabe ou quelque chose de très ancien, d’archaïque, de classique, une structure qu’on n’entend que dans le chant grégorien ou quelque chose d’approchant. Comme le souvenir de quelque chose dont je suis incapable de définir l’origine.

Lévitation : c’est sans doute le mot qui décrit le mieux ce que je ressens quand j’ai trouvé le tempo, et ça vaut aussi pour le groupe derrière moi, que l’on joue Jumpin’ Jack Flash, Satisfaction ou All Down the Line. Tu décolles comme à bord d’un Learjet. Je ne sens plus mes pieds toucher le sol, j’entre dans une autre dimension. On me demande souvent : « pourquoi tu n’arrêtes pas ? » Je prendrai ma retraite quand j’aurai cassé ma pipe. Je crois qu’ils ne calculent pas vraiment ce que la musique représente pour moi. Je ne fais pas ça pour l’argent, ni pour vous. Je fais ça pour moi.


A propos de l’open tuning.

Un autre grand moment a été la découverte de l’open tuning sur une guitare à cinq cordes. Ca a changé ma vie, cette technique que j’utilise dans les riffs et les airs les plus connus des Stones ; Honky Tonk Women, Brown Sugar, Tumbling Dice, Happy, All Down the Line, Start Me Up, Jumpin’ Jack Flash… J’avais atteint une sorte de pallier. Je tournais en rond avec ma guitare accordée normalement. Je n’apprenais plus rien et je n’arrivais pas à obtenir la sonorité que je recherchais. Ca faisait un moment que j’expérimentais d’autres accordages. Très souvent, c’était parce que j’avais l’air dans la tête, mais je n’arrivais pas à le jouer dans l’accordage traditionnel. Et je voulais aussi revenir vers le blues traditionnel, me servir des choses que jouaient les vieux gratteux, les transposer à la guitare électrique tout en gardant leur simplicité et leur franchise, cette pulsation continue à la guitare qui est la marque du blues acoustique, des sons simples et obsédants, très puissants.

C’est là que je suis tombé sur cette histoire de banjo. En gros, l’open tuning à cinq cordes est né au début des années 20, quand les magazins Sears-Roebuck ont commencé à vendre la guitare Gibson pour un prix modique. Avant ça, c’était surtout les banjos qui se vendaient. Mais la Gibson était un instrument vraiment correct, alors tous les mecs se sont rués dessus et l’ont accordée comme leur banjo, sur cinq cordes, parce que c’est ce qu’ils savaient faire. En plus, tu faisais des économies puisque tu n’étais pas obligé d’acheter la sixième corde, la plus grosse. La grande majorité de l’Amérique rurale faisait ses achats sur le catalogue Sears. C’était la base du commerce de cette chaîne, parce que dans les villes il n’y avait que l’embarras du choix, alors que dans le sud profond, le Texas, le Midwest, l’Amérique plouc en général, on recevait son catalogue Sears-Roebuck et on commandait.

D’habitude, l’accordage banjo était utilisé pour la guitare slide ou bottleneck. L’open tuning signifie simplement que l’instrument a été préréglé sur un accord majeur quelconque, mais il y a plein de configurations différentes. J’avais bossé les accordages ouverts en ré et mi, quand j’ai appris que Don Everly, l’un des meilleurs joueurs de guitare rythmique, avait utilisé l’open tuning sur Wake Up Little Susie et Bye Bye Love : il se servait juste de l’accord barré, le doigt à travers le manche. Ry Cooder est le premier que j’ai vu de mes propres yeux utiliser l’accordage en sol et je dois lui tirer mon chapeau parce que c’est lui qui me l’a montré, mais pour sa part il l’utilisait exclusivement pour la slide et il gardait la sixième corde. Alors que la plupart des guitaristes de blues n’utilisaient l’accord ouvert que pour jouer de la guitare slide, je trouvais ça trop contraignant, et en plus je ne voyais pas l’utilité de la dernière corde. Après un moment, j’ai découvert que c’était mieux de s’en passer, parce qu’elle se désaccordait tout le temps et qu’elle ne m’apportait rien en terme de sonorité. Je l’ai enlevée et j’ai pris la cinquième, le la, comme corde la plus basse. Ca me débarrassait d’un souci et je ne risquais plus de me retrouver avec des harmoniques dont je ne voulais pas.

J’ai commencé à rechercher les accords avec l’open tuning et je me suis retrouvé en territoire inconnu. Tu changes une corde et tout un univers s’ouvre sous tes doigts. Tout ce que tu as appris jusque-là s’en va par la fenêtre. Personne n’essaye trop de jouer des accords mineurs avec un open tuning majeur, parce que ça t’oblige à trouver des tas d’astuces pour contourner les problèmes. Tu dois tout repenser, comme si on avait inversé ton piano et que les touches noires étaient devenues les blanches et vice verse. J’ai dû réaccorder ma pensée et mes doigts tout autant que ma guitare. Dès que tu accordes une guitare ou tout autre instrument sur un accord particulier, tout est à repenser. Tu quittes la sphère de la musique normale. Tu remontes le Limpopo et tu as la fièvre jaune.

La beauté majestueuse de l’open tuning de sol sur cinq cordes tient à ce que l’on a que trois notes, deux d’entre elles étant chacune répétées à l’octave : sol ré sol si ré. Comme certaines cordes vibrent pendant toute la chanson, on obtient un bourdonnement constant qui est aussi réverbérée lorsque l’instrument est électrifié. Trois notes, pas plus, mais grâce au décalage des octaves, elles tapissent de son l’espace entre les basses et les aigus, ce qui donne une résonnance magnifique. En bossant, j’ai compris qu’il y avait des milliers d’endroits où je n’avais pas besoin de poser mes doigts, parce que les notes sonnaient déjà. Certaines cordes peuvent être laissées entièrement libres. C’est en trouvant les intervalles entre elles que cette technique marche, et si tu as plaqué le bon accord, tu en entendras un autre juste derrière, un accord que tu n’as pas joué mais qui est tout de même présent. Ca défie l’entendement. Il est là et il te dit « vas y, prend moi ». Et ça marche comme le vieil adage, cette histoire : l’important, c’est ce qu’on omet.

Il faut laisser chaque note s’harmoniser avec la suivante. Tu n’as pas changé la position de tes doigts, mais elle continue à sonner et tu peux la laisser s’attarder. La note bourdon, on l’appelle, en tout cas moi je l’appelle comme ça. Le sitar bourdonne de façon similaire, par « cordes sympathiques », comme on dit, ou par notes sympathiques. Logiquement, ça ne devrait pas marcher, mais quand tu joues et que la note se prolonge alors que t’as changé d’accord, tu comprends qu’elle est le fondement même de tout le truc que tu essayes d’obtenir. Le bourdon.

J’ai dû réapprendre la guitare et ça m’a fait un bien fou. Comme si je jouais d’un nouvel instrument, et pas qu’au figuré puisque j’ai dû me faire fabriquer des guitares à cinq cordes. Sauf à mes débuts, quand je voulais être Scotty Moore ou Chuck Berry, je n’ai jamais cherché à jouer comme d’autres. Et après l’expérience de l’open tuning, j’ai résolu de découvrir ce que la guitare ou le piano pouvaient m’apprendre.

La cinq cordes m’a conduit aux tribus d’Afrique occidentale. Ils ont un instrument très ressemblant, là bas, à mi chemin entre la cinq cordes et le banjo, et ils utilisent la même note bourdon pour installer les voix et les percussions. Et permanence, il y a cette note fondamentale de bout en bout du morceau. Et puis tu écoutes ces constructions bien léchées de Mozart ou de Vivaldi, et tu te rends compte qu’ils avaient pigé le truc, eux aussi, qu’ils savaient à quel moment laisser une note lambiner là où elle n’aurait pas dû être, la laisser se balancer dans le vide et transformer quelque chose de mort en beauté vivante. Mon grand père Gus avait souvent attiré mon attention là-dessus : « écoute seulement cette note unique qui se prolonge, tout ce qui se passe en dessous est de la merde, elle seule rend l’ensemble sublime ».

Nous avons tous une manière élémentaire, primordiale, de réagir aux pulsations. Nous existons sur un rythme de soixante douze battements par minute. Le train a certes transporté le blues du Delta jusqu’à Detroit, mais il est surtout devenu un élément crucial de l’inspiration des bluesmen à cause du rythme créé par la machine et les rails – le train change de voie et le tempo change, mais le même écho résonner encore dans le corps humain. Dès qu’il y a une machine ou un bourdonnement soutenu dans les parages, une musique existe déjà en nous. L’organisme humain perçoit des rythmes même lorsqu’il n’y en a pas. Ecoutez Mystery Train d’Elvis Presley : un des plus grands thèmes de rock’n’ roll de tous les temps et pas un instrument de percussion ! [1] C’est seulement suggéré, puisque le corps humain fournira lui-même le tempo. Et c’est bien ça : le rythme doit être évoqué, pas imposé. C’est pour cette raison qu’on se goure quelque part quand on dit « rock » : c’est le « roll » qui compte, pas le « rock ».

La cinq cordes m’a débloqué. Elle m’a fourni les motifs, m’a inspiré les textures. Tu peux presque jouer la mélodie en passant les accords, grâce aux notes que tu ajoutes, et brusquement tu n’as plus deux guitaristes qui dialoguent, tu as un putain d’orchestre ! Et tu ne sais même plus qui joue quoi et, si jamais c’est excellent, on ne voudra même pas savoir, c’est fantastique et point final. C’est comme si les yeux et les oreilles se débouchaient en même temps, comme si le barrage cédait.

« Mes petits magiciens du trois-accords », nous charriait affectueusement Ian Stewart, et c’est un titre dont il n’y a pas du tout à rougir. OK, ce thème repose sur trois accords mais la bonne question est : qu’est-ce que vous êtes capables d’en faire ? Voyez John Lee Hooker, dont la plupart des compositions sont basées sur un accord ! Même chose pour Howlin’ Wolf et pour Bo Diddley. C’est en écoutant ces musiciens que j’ai compris que le silence était la toile sur laquelle il fallait peindre. Se dépêcher de le combler entièrement de sons n’a jamais été mon idée de la musique, ni de celle que je voulais faire, ni de celle que j’aimais écouter. La cinq cordes t’oblige à ne pas en faire trop. Tu as un cadre et tu travailles dedans. Start Me Up, Can’t You Hear Me Knocking, Honky Tonk Women, tous ces thèmes laissent des trous entre les accords. C’est l’effet que Heartbreak Hotel a produit sur moi, je crois : l’impression d’entendre pour la première fois quelque chose d’aussi dépouillé, et même si je ne me le disais pas comme ça à l’époque, c’est ce qui m’a le plus frappé. La profondeur incroyable, plutôt que de remplir chaque vide par des fioritures. Pour un gamin de mon âge, c’était forcément impressionnant. La cinq cordes a ouvert pour moi un nouveau chapitre, une nouvelle histoire que je continue encore à explorer.

BONUS : Keith parle de Godard.

Que ça nous plaise ou pas, la politique s’est chargée de venir à nous en la personne assez bizarre de Jean-Luc Godard, le grand révolutionnaire du cinéma. Fasciné par ce qui se passait à Londres cette année-là, il a voulu réaliser un film complètement différent de ce qu’il avait fait jusque-là. Pour se mettre dans l’ambiance, il a sans doute goûté à des substances qui n’ont pas dû trop lui réussir : question d’habitude. Très franchement, je crois que personne n’a jamais été capable de calculer où il voulait en venir avec son film Sympathy for the Devil. Il s’agit pour l’essentiel de l’enregistrement du morceau du même nom par nous en studio. Godard, quel numéro ! Je n’en croyais pas mes yeux : on aurait dit un employé de banque français ! Qu’est-ce qu’il pensait faire de ce machin ? Il n’avait aucun plan précis, à part quitter la France et chopper l’ambiance de la scène londonienne. Le film est un tissu de conneries, avec des jeunes vierges sur une péniche de la Tamise, des giclées de sang et une scène faiblarde dans laquelle des soi-disant militants des Black Panthers échangent maladroitement des flingues dans une décharge à Battersea. Jusque-là, ses films étaient plutôt maîtrisés, presque hitchcockiens, mais c’était une année où on faisait tout et n’importe quoi, avec pas mal de n’importe quoi. Je veux dire que, bon, quel besoin Jean-Luc Godard avait-il de s’intéresser à la petite révolution hippie en cours chez les Anglais pour essayer de montrer que c’était quelque chose d’autre ? Mon explication, c’est que quelqu’un avait mis de l’acide dans son café et qu’il a passé cette année foireuse en surchauffe idéologique permanente.

Il s’est même débrouillé pour mettre le feu aux studios Olympic ! Le studio 1, celui où on travaillait, était très grand, c’était une ancienne salle de ciné, et pour tamiser la lumière, Godard avait fait scotcher du papier de soie sur les projecteurs brûlants au plafond. Au milieu de la scène – je crois qu’on peut le voir sur des plans qui ont été coupés au montage, tout le papelard et le plafond se sont embrasés à une vitesse sidérante. On se serait cru à bord du dirigeable Hinderburg. Et les supports des lampes de s’écraser sur le sol, parce que les câbles avaient été bouffés par le feu, et des étincelles partout dans le studio plongé dans l’obscurité. Tu parles de sympathie pour le putain de diable !

« Oh l’enfoiré ! »


[1Sur ce point Richards est imprécis, même si le tempo n’est pas battu, il y a quand même un léger trot assuré par les baguettes cognées l’une contre l’autre.

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