Incontournables
Spirit Of Eden

Spirit Of Eden

Talk Talk

par Yuri-G le 13 octobre 2009

paru en septembre 1988 (EMI)

Diminuer la taille du texte Augmenter la taille du texte Imprimer l'article Envoyer l'article par mail

Talk Talk a un passé. C’est un groupe issu de la pop synthétique de masse. Ils en composaient, avec efficacité, garantie à grande échelle. Les succès d’une nuit, d’une époque : It’s My Life et Such A Shame - des rythmiques, sur lesquelles on danse dans la fébrilité absolue de l’instant. C’était comme un slogan, ce son : pas question d’avoir du recul, on est genre noyé sous les lumières bleu électrique du club, et il suffit d’un refrain naïf porté par une rampe de synthétiseurs, pour que le monde n’ait pas d’avenir et qu’il s’arrête là, dans les entrailles de l’année 84. Pour Mark Hollis, épicentre du groupe, c’était facile ces chansons ; mais pas vraiment satisfaisant. Rêves de dérives. L’album suivant, The Colour Of Spring, amorce une dilution du synthétique, au profit de textures plus humaines dans quelques titres, acoustique et organique effleurés par le souffle d’orgue, piano et mellotron. Admirer une identité qui s’affirme.

Mais pour quitter totalement terre, Hollis attendra Spirit Of Eden, le type même du disque où l’on se dit : "ce groupe s’est révélé", ou peu importe, quoi que ce soit pour réellement appréhender, ingérer la métamorphose sublime qui s’est opérée. À croire que Talk Talk n’a pas de passé. C’est-à-dire, éclore de la sorte pour la beauté du geste, le changement pour le changement, qui s’en soucie ? Mais émerger en mettant au monde une telle oeuvre riche et émotive, enracinée dans une vision du son, en inventant, si l’on en croit certains, les formes initiales du post-rock (ce terme peut-il encore recouvrir quelque chose ?)… et encore, cela ne servirait à rien d’inventer, si ce disque n’était également d’une beauté irréelle.

Pour une genèse abrégée : obtenant un budget confortable, prodigué par EMI grâce au succès du précédent album, Hollis décide d’être patient. Il réunit en studio différents ensembles, cordes, cuivres, bois et même une chorale, à qui il laisse libre cours pour créer, hors de toute contrainte. Des improvisations sagement recueillies sur bande, et qu’il passera des heures à écouter minutieusement, à décortiquer, architecte ou peintre travaillant à même la matière, en isolant des plages, les superposant progressivement entre elles. Des touches minutieuses qui, au final, doivent donner forme à un ensemble, un mouvement d’une cohérence et d’un sens révélateurs. Auquel viendront se greffer ses propres compositions et interventions, ainsi que celles de ses compagnons Tim Friese-Greene, Paul Webb et Lee Harris. La démarche prend une année pour être totalement achevée.

Le résultat est un disque de méditation, mais aussi de mouvement. Le son offert par Spirit Of Eden est empreint d’espace ; chaque instrument est comme animé d’une vie propre, libre de respirer dans le tissu organique du morceau, de se concentrer sur la tonalité qu’il va y produire, pour la laisser durer et mieux se retirer au moment opportun. C’est un flux instrumental dont on s’imprègne, attentif tout autant à l’apparition d’une ligne de guitare, d’un phrasé de piano qu’à la disparition de celui-ci, et le silence, le manque qui en découle dans la sphère du morceau. Une formalisation peut-être théorique, mais qui à l’écoute se révèle aussi organique que spirituelle. Car l’album permet de se recueillir, ainsi que de s’éveiller à une violence céleste. Cette mouvance dans le son, élevant brusquement les mélodies et les faisant mourir aussi nettement, fait flotter Spirit Of Eden entre des pôles de douceur et de sophistication, comme de rudesse et d’immédiateté. Du moins dans les trois premières plages, qui se déroulent sans coupures, construites en un même mouvement. On y est quelque part entre jazz, musique contemporaine, pop et progressif, mais finalement… nulle part, bien ailleurs, bien au-dessus ou bien après ces domaines. On ne sait pas au juste, bien qu’il y ait une certitude : la musique de Talk Talk est, dans cette première moitié, encore entachée par le blues, qui se manifeste en tonitruantes éclaboussures d’harmonica, et quelques accords de guitare s’élevant vers le ciel. Si réflexion et construction méticuleuses d’un "après-rock" il y a, la proximité et l’impact des origines ne sont pas négligées - somme toute, indépassables.

Une question pourrait alors brûler les lèvres : hors de toute frontière, y a-t-il de la place pour l’émotion ? Plus que tout. Jamais le disque ne s’enfonce dans l’abstraction, ou dans la pure démonstration. Il reste désespérément palpable. L’entremêlement de guitares de crépuscule, de basse subterrestre, de rythme concave et de chuchotements de cymbales (mais aussi de hautbois et piano, clarinette et harmonium) aboutissent à une musicalité inouïe. Le titre de l’album s’impose avec évidence. On s’abandonne à son univers. Des mélodies prennent leur envol, qu’on tente de saisir patiemment, pour les soumettre à la raison. On arriverait à retenir le début d’Eden, résonnant d’une pulsation velvetienne, mais sans veine apparente. On évoquerait sans fin la voix de Mark Hollis. Le radeau d’une vie. D’un timbre fin et blême, poussé à bout, il accède à des intonations universelles. Ainsi en est-il dans le refrain de Inheritance, similaire à une poignante illumination. Avec lui, Hollis aborde un triptyque final recentré sur le silence. Quinze secondes blanches séparant chacunes les derniers morceaux. L’oscillation des instruments cède ici à la retenue, se propageant d’autant plus lentement qu’il est nécessaire d’atteindre la grâce. On imagine la terreur de EMI lorsqu’ils découvrirent l’album, alléchés par la présence potentielle de nouveaux tubes. À quoi rimait cette métamorphose ? Terrifiés, ils raccourcissent I Believe In You et ses angéliques chœurs enfantins, pour le diffuser en single - en dépit des protestations du groupe. Hollis leur claque la porte au nez. Rien n’empêcha le désastre commercial que fut Spirit Of Eden.

Pourtant, libéré à jamais de l’étreinte de son époque (la production est pure et parfaite), sa justesse et son ambition ne cessent d’impressionner. Il s’agit d’un disque capable de bouleverser. Une révélation à travers la nuit.



Répondre à cet article

modération a priori

Attention, votre message n'apparaîtra qu'après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?
Ajoutez votre commentaire ici
  • Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom