Livres, BD
Superman : Red Son

Superman : Red Son

Mark Millar, Dave Johnson & Killian Plunkett

par Antoine Verley le 8 février 2011

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Publié en avril 2003 (DC Comics)

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Ne rêvez pas, votre site favori a beau être le seul webzine qui soit vraiment trotskiste (même anticapitaliste et un peu zapatiste), ce n’est pas à de la propagande soviétique que vous aurez droit à travers ce papier, mais à la chronique d’une bande dessinée contemporaine. Déçu ? Non ? C’est normal.

Mark Millar, auteur écossais de comics, fut passionné de superhéros depuis sa prime lardonitude. Mais contrairement aux autres petits enfants de son âge, le jeune Mark sembla montrer tôt une inclination pour la manipulation délicate d’hypostases superhéroïques, autrement dit, pour les jeux sur les principes fondateurs et concepts formant la base des histoires de superhéros, notamment en ce qui concerne leur rapport à la réalité. Seulement, une autre passion semblait entrer en concurrence avec celle-ci : celle pour les poses éclatantes, les dialogues sarcastiques, l’apparence, bref, le badass. Et ce n’est pas peu dire que son œuvre a grandement pâti de cet abitbolisme outrancier. Wanted, par exemple, propose un scénario où les superhéros ont été définitivement éradiqués par les supervillains : géniale sur le papier, l’idée dérive vers une dichotomie bien/mal en introduisant, face aux « méchants », des « encore plus méchants », bref, des méchants pour les méchants qui deviennent donc les gentils… Traitant du retour de Jésus aux States, Chosen reste un conte rigolo sans vraiment faire avancer le schmilblick (ni atteindre le niveau de WTF religieux du Preacher de Garth Ennis, c’est vrai) ; les séries des Ultimates, version crue des personnages de l’univers Marvel, restent divertissantes sans pour autant proposer de scénars franchement révolutionnaires. Bref, trop souvent, Millar joue avec des concepts intelligents mais semble les perdre en route, accouchant finalement de scénarios au service de dialogues savoureux et de scènes d’action, au lieu de l’inverse.

On trouve heureusement des exceptions dans son travail : parmi les plus notables, Kick-Ass (2008), naturellement, où les fantasmes d’un jeune geek se heurtent aux contingences du monde réel dans un roman graphique (ou comics, comme disent les non-snobs) froid et introspectif, posant, à travers les personnages de Kick-Ass et de Big Daddy, une réflexion sur les origines du comics de superhéros (on a donc affaire à un méta-comics, pour ceux qui attendaient le mot). Autre réussite, la maxi-série Civil War, où le gouvernement américain oblige les superhéros à rendre publique leur identité secrète : en plus d’une histoire chiadée et d’un vaste remaniement psychologique des personnages de l’univers Marvel, Millar brise à nouveau une barrière entre réalité et fiction. Mais à ce jour, le meilleur témoignage du potentiel du scénariste, et même de la maturité artistique d’un genre, se trouve probablement dans la série limitée Superman : Red Son.

Cette bande dessinée est une uchronie dans laquelle Kal-El, futur Superman, arrive sur Terre quelques heures plus tôt que dans la saga originale, résultant (parce que la Terre tourne) en un atterrissage non plus au Kansas, mais dans un Kolkhoze ukrainien. Ses légendaires superpouvoirs sont alors mis au service du pouvoir soviétique. Au même moment, aux Etats-Unis, Lex Luthor cherche avec acharnement un moyen de détruire cette nouvelle menace.

Le légendaire antagonisme Superman / Lex Luthor se joue donc à l’échelle de deux continents, mais il est ici traité avec une absence totale de manichéisme, réussissant donc, là où Wanted échouera, à proposer une vision totalement objective de deux factions opposées… Toutes deux persuadées de faire le bien ! D’un côté, un Lex Luthor vaniteux et désirant plus que tout la mort de Superman, de l’autre un superhumain naïf privant l’homme de son libre-arbitre en mettant aveuglément ses superpouvoirs au service d’une idéologie totalitaire. Rien n’est noir ni blanc donc, même au sein des factions existent des dissensions internes, comme le prouvent, côté comies, deux personnages : celui de Pyotr Roslov, chef du KGB, et celui de… Oh, je ne désire pas vous gâcher le plaisir, vous verrez bien par vous-même.

Pour l’occasion, Millar fournit un travail admirable de refonte de la mythologie Superman : Lex Luthor, Lois Lane (devenue Mrs Luthor), Wonder Woman et les Amazones, Hal Jordan (dont l’origine est réinventée pour un nouveau concept génial) et Green Lantern, Bizarro, Brainiac et d’autres sont remaniés, voire placés de l’autre côté du rideau de fer, et sont ici aussi réels que des personnages historiques tels que Staline, Eisenhower, Kennedy ou encore Nixon.

Une fois n’est pas coutume, il semble bien que Mark Millar aura parfaitement cerné les apories induites par un tel sujet : quels aspects du Superman originel conserver, quand celui-ci avait été imaginé comme figure de proue des idéaux américains [1] ? Un homme né avec des superpouvoirs a-t-il sa place dans un système qui prône l’égalité absolue à la naissance ? La résistance à l’oppression est-elle envisageable quand un des organes de l’Etat est doté de super-sens ? Pourquoi Superman ne sauve-t-il jamais personne le jour de la Pâque russe ? (Euh non, ça c’est autre chose) Autant de questionnements qui dénotent un souci de réalisme, autrement dit, d’appartenance du roman graphique au monde qui est le nôtre, démarche caractéristique de l’auteur de comics contemporain.

Millar réussit également le tour de force de narrer une histoire s’étalant sur une cinquantaine d’années en 150 pages (pas franchement kingsize pour un roman graphique), tout en plaçant quelques digressions fortes d’une puissante charge émotionnelle (la rencontre de Superman et Lois Lane) ou d’action haletante, comme des montagnes russes narratives alternant visions globales et plongées au cœur des maillages microcosmiques du macrocosme spatio-temporel, paradigmatiques d’un monde où, par les pouvoirs du super-humain, les contraintes d’espace et de temps sont abolies. Attention spoiler ! Car à l’instar de Watchmen en son temps, Red Son est aussi une fable sur l’inconstance de la temporalité (non, je ne sors pas mes catchphrases d’ici, on en voudra pour preuve le final cyclique (le vaisseau du bébé Superman envoyé dans le passé s’écrasant en URSS comme au début), idée soufflée par Grant Morrison, collègue scénariste.

Côté dessin, le trait raide et anguleux de Dave Johnson (puis Killian Plunkett dans le dernier arc, à peine différent) cadre à merveille avec la thématique et la neutralité de ton de l’ensemble ; ajoutez à cela l’échelle intercontinentale et semi-séculaire pour donner à Red Son l’allure d’une série d’évènements humains vus du ciel [2]. Le dessin, donc, éclaire aussi nombre des problématiques soulevées par le scénario. Ainsi, certaines poses de Superman en pleine page, différant à peine du Superman originel, rappellent étrangement l’iconographie soviétique de propagande, mettant en exergue la critique du personnage suggérée en filigrane par le scénario : physiquement comme moralement, même le Superman canonique se rapproche davantage de l’Homo Sovieticus d’Hannah Arendt que d’un héraut de la démocratie libérale…

Quant au côté humoristique, la transposition de l’univers DC au cœur du folklore soviétique fera sourire, et la proverbiale causticité des personnages de Millar fera le reste. Comme votre serviteur en est la preuve, il n’est nécessaire d’être adepte ni de Superman ni du Marxisme-léninisme pour comprendre l’intrigue et ses développements, même si quelques références ne vous seront pas inutiles. Vous l’aurez donc compris : go buy this book, comrades, et vive la révolution d’octobre !



[1La devise du Superman d’origine, « [A] never-ending battle for truth, justice, and the American Way », trouve d’ailleurs son écho dans Red Son : « A never-ending battle for Stalin, socialism, and the international expansion of the Warsaw Pact » !

[2Kurosawa parlait en ces termes de Ran.

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