Portraits
The Specials, la conscience de la communauté

The Specials, la conscience de la communauté

par Milner le 8 mai 2005

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« Well it’s a punky reggae party and it’s tonight », tonnait Bob Marley sur le classique du même nom en 1977. À cette époque, personne n’éleva la moindre objection sauf qu’en réalité, il faudra attendre de voir débouler sur la scène musicale britannique deux ans plus tard un jeune groupe ambitieux pour vraiment comprendre la phrase du prophète jamaïcain. Car entre 1979 et 1982, The Specials étaient sans conteste le groupe le plus festif de la planète. Aucun détail ne fut épargné lors de la méticuleuse préparation de leur ascension qui fut fulgurante. En l’espace de seulement trois exubérantes années, ils osent synthétiser une sensibilité punk dans le reggae, puis mélangent des improvisations jazz dignes de Charlie Parker d’une manière si relaxante qu’elles donnent naissance à la démocratisation de la lounge music avant de finaliser une vision du jazz cool très caricatural pour les novices les plus sophistiqués. A la différence de leurs contemporains - et souvent assimilés à tort comme frères siamois - de Madness, The Specials ne furent jamais un combo soudé à la un pour tous, tous pour un. Les sept individus qui constituaient le groupe le firent musicalement et socialement par nécessité au départ avant de développer des fulgurances compétitives trop souvent à l’encontre du groupe. Ensemble, ils composèrent quelques-unes des chansons les plus toniques jamais enregistrées mais dans le même temps, ils se traitaient les uns les autres de telle sorte qu’ils brûlèrent leur potentiel dans des vendettas d’ego à donner le vertige.

L’aube d’une ère nouvelle

L’histoire de The Specials regorge de jeunes personnages talentueux, mais deux individus reviennent invariablement au devant de la scène : Jerry Dammers, le leader naturel du groupe, et Terry Hall, le rebelle qui essayait de prendre le pouvoir pour contrôler artistiquement les autres. Né en Inde à la fin des années 50, Dammers, de son vrai nom Gerald Dankin, avait grandi dans la multi-ethnique Coventry au cœur de l’Angleterre et pour tuer le temps, avait fondé en 1977 un septuor baptisé The Automatics avec des camarades de la ville. Pris de passion pour la musique des Caraïbes et propriétaire d’une impressionnante collection de singles jamaïcains, le dictateur à la dentition défaillante fit rapidement de son escorte une attraction du circuit musical de la cité des Midlands, jouant une mixture unique de punk et reggae au point de concentrer finalement ses explosifs agissements au sein du Mr. George’s Club. Au bout d’un moment, le chanteur Tim Strickland laissa tomber le groupe et céda sa place à l’ancien frontman de Squad, Terry Hall, au moment où le groupe trouva un arrangement pour enregistrer au Berwick Street Studios sous les ordres d’un DJ de Coventry nommé Pete Waterman. Nous sommes alors en 1978, et l’époque n’était pas encore prête à entendre une telle débauche d’énergie si bien que Dammers aura beau faire le tour des maisons de disques pour leur proposer ces maquettes, ces dernières ne montrèrent qu’un faible intérêt. À l’instar des multinationales du disque, John Peel, animateur vedette sur les grandes ondes de Radio One, ne fut pas plus enthousiasmé et laissa lui aussi passer sa chance, mais se rattrapera par la suite avec la réussite qu’on lui connaît (Squeeze, The Undertones).

Le coup de pouce du destin, The Automatics le vit prendre les traits de Steve Conolly. L’homme était une connaissance de Dammers depuis son adolescence à Coventry. Apprenant qu’il officiait désormais en temps que roadie pour The Clash, ce dernier lui demanda de le présenter à Bernie Rhodes, manager des 4 punks londoniens. Le résultat de cette rencontre fit que The Automatics se virent proposer d’accompagner le combo phare du punk alors dominant pour les escales de juin et juillet de leur tournée On Parole. Originellement prévue pour quelques concerts, leur collaboration s’éternisa finalement tout au long de la tournée britannique et ce, grâce au vif intérêt du chanteur et leader du groupe Joe Strummer, mais surtout sur l’insistence de Dammers. C’est à cette période-là que The Automatics mutèrent une première fois en The Coventry Automatics puis de nouveau en The Specials AKA The Automatics pour enfin choisir The Special AKA. Ce changement incessant de patronymes reflétait alors l’incompréhension du public de The Clash vis-à-vis de ces énergumènes semblant s’être échappés tout droit d’un zoo avec leur reggae à deux pounds et six shillings. Bizarrement, alors que l’autre première partie (le duo new-yorkais Suicide emmené par Alan Vega) recevait un accueil plutôt enthousiaste de la part de la foule, la mayonnaise reggae punk du combo de Coventry ne prenait pas et il n’était pas rare que certains soirs, le groupe soit la cible de projectiles divers tels briquets ou canettes de bières vides de la part d’assoiffés venus se défouler aux concerts de The Clash.


La note positive que l’on pouvait malgré tout décerner au groupe affairé dans ses déboires musicaux fut l’inclusion de l’ancien roadie du groupe Neville Staples au line up. Après l’avoir entendu toaster sur des chansons dans son coin, le groupe lui proposa de les rejoindre à temps plein comme chanteur et percussionniste. Après l’expérience contrastée de la tournée, Bernie Rhodes - devenu leur manager -les força à répéter pendant six mois dans sa demeure de Chalk Farm Road de Londres. « Je me sens encore mal à l’aise de parler de cette époque-là, se rappelle le guitariste Lynval Golding. Nous étions au plus bas moralement, condamnés à dormir tous les sept dans la même pièce et la promiscuité ne nous aidait pas... ». Leur mentor décida ensuite qu’ils avaient besoin de s’aguerrir et les envoya se produire en France. A leur retour à Coventry, le groupe s’isola dans l’arrière-salle d’un pub pour entamer de réelles répétitions et pour la première fois mixa des éléments ska dans leur tambouille. Désintéressé par les nouvelles directions musicales du groupe et toujours sans le sou, le batteur Silverton Hutchinson se fit la malle et laissa le groupe sans base pulsative. Rhodes leur suggéra alors de réfléchir à une imagerie qui correspondrait à leur nouvelle attitude musicale. Dammers, influencé par le look en civil de Paul Simonon, le bassiste de The Clash, choisit un astucieux compromis entre le style vestimentaire des Rude Boys des Antilles et celui des Mods, établissant ainsi ce qui allait devenir le look ska ad vitam eternaem.

2-Tone : le label ska

Depuis longtemps, Dammers avait un rêve : créer de toutes pièces son propre label, semblable dans sa démarche à celle de Motown Records qui consistait à créer une synergie, où le groupe pourrait enfin publier ses disques. Assisté du bassiste Horace Gentleman, les deux parvinrent à mettre en forme le logo du label, qui s’apparentait à une ancienne image de pochette du Wailer Peter Tosh remodelée et finalement appelée Walt Jabsco. Auparavant constitué essentiellement de reprises, le répertoire musical propre au groupe avait toujours été le point noir de The Special AKA. De plus, ils étaient toujours sans batteur ! Connaissant pertinemment les données du problème, Rhodes ira jusqu’à les menacer de ne pas démarcher les maisons de disques tant qu’aucune composition digne de ce nom ne fera surface. Le groupe se mit alors au travail et écrivit sa toute première chanson baptisée Gangsters. Toujours sans aucun support financier provenant d’éventuelles maisons de disque, tout auréolé de leur unique composition et délaissé par Rhodes - sûrement lassé de s’être coltiné le groupe durant une si longue période - The Special AKA décidèrent d’avancer leurs fonds personnels pour enregistrer le titre eux-mêmes. Toujours à la recherche d’un batteur, Dammers proposa à son colocataire John Bradbury de participer à la session d’enregistrement qui se déroula tellement bien pour lui qu’on le conserva comme membre permanent. Le groupe se stabilisa définitivement fin 1978 autour de Terry Hall (chanteur), Neville Staples (chants et percussion), Lynval Golding (guitare et chants), Roddy Radiation (guitariste), Jerry Dammers (claviers), Sir Horace Gentleman (bassiste) et John Bradbury ( batteur).

Basé sur le titre Al Capone datant de 1964 écrit par Prince Buster, légende du ska jamaïcain, le groupe n’eu aucun mal à faire de Gangsters la clé de voûte de son maigre mais frugal répertoire d’alors. Dammers a littéralement plagié Buster puisqu’on y retrouve la phrase d’ouverture quasiment identique « Bernie Rhodes Knows Don’t Argue » déclamé comme un coup de poignard envers son précédent manager. Il ne créditera pas le prince antillais oubliant même (volontairement ?) ce détail puisque, tel le Shérif de Coventry, il changera le contenu des paroles en une tirade anti-music business le tout recouvert par les vocalises de circonstance de Terry Hall. Toujours à cours d’argent et ne pouvant se permettre d’enregistrer une face B, ils insérèrent une démo enregistrée par des membres de The Selecter intitulée simplement The Selecter. Par la suite, ils donnèrent un nom à leur nouveau label : "2-Tone". Sorti en mars 1979 et distribué dans un premier temps par Rough Trade à 5.000 exemplaires, le single reçu de très favorables critiques et commençait à se répandre sur les ondes. Dammers dépêcha le manager de The Damned, Rick Rogers, pour leur trouver des dates sur Londres, ce qui fut aussitôt fait. Devenus en quelques mois la nouvelle sensation scénique de la capitale, le bouche à oreille de leurs concerts incendiaires arriva jusqu’aux bureaux des maisons de disques qui se pressèrent pour apercevoir le groupe au Moonlight Club début mai 79. Un parterre de pontes des plus hautes compagnies du pays se tenaient devant eux ce soir-là et la légende voudrait que Mick Jagger en personne se soit déplacé pour les voir, soucieux de signer le groupe sur le nouveau label des silex, Rolling Stones Records !


En route pour la gloire

Ce sera finalement Chrysalis Records qui empochera la mise en signant The Special AKA pour un contrat de cinq albums et également le label 2-Tone avec pour seul objectif de publier 10 singles par an. Astucieusement, ce concert sera enregistré et le bootleg circulera alors comme carte de visite du gang jusqu’à l’enregistrement du premier album. On y distingue entre autres, Terry Hall se gaussant de la future nomination de Margaret Thatcher comme Premier Ministre et surtout une performance dévastatrice du groupe ce soir-là. La première mesure que prit Chrysalis fut de presser Gangsters en quantité plus importante si bien que, boosté par les radios, un enregistrement d’une session à Radio One et une tournée de huit semaines à travers le royaume, le single atteignit la 6ème place des charts ce qui déboucha naturellement par une apparition sur la scène de Top Of The Pops. Happé par le succès, le label 2-Tone signa son premier groupe (The Selecter donc) suivi quelques temps plus tard par Madness qui avait déjà ouvert avec brio différents concerts de The Specials (le groupe, de nouveau, était retourné sous son appellation première). À la fin de l’été, The Specials participa à de nombreux festivals sur le continent et, profitant de la déferlante ska qui commençait à sévir un peu partout, chipa la vedette à des formations telles que The Cure ou The Police, pour n’en citer que deux. L’impasse sur un premier album studio devenait ainsi inévitable et le combo se pencha sur la composition des chansons. Le choix du producteur s’arrêta sur Elvis Costello, un fan de la première heure du groupe qui sauta sur l’occasion pour s’occuper des gars de Coventry.

En préambule, le titre A Message To You Rudy fut publié en octobre 1979, couplé avec Nite Klub comme double face A. C’était pour la deuxième fois une reprise, de Robert Livingstone Thompson cette fois - plus connu sous le nom de Dandy Livingstone - datant de 1967 mais la version du groupe n’avait pratiquement peu à voir avec la ballade enregistrée par cet Anglais. Le single profita surtout de l’apparition de deux membres honoraires (les trombonistes Dick Cuthell et le kingstonien Rico Rodriguez, légende du ska pionnier déjà présent sur la version originale de Dandy Livingstone) qui insufflèrent aux deux titres une sonorité festive plus conforme aux prestations scéniques du groupe. Ce qui est le cas de la monstrueuse Nite Klub qui, malgré le parti pris dansant et la présence de Chrissie Hynde (future Pretenders) aux vocaux, reçut peu de diffusions radio car elle comportait un jugement peu glorieux sur le comportement auto-destructeur de la jeunesse ouvrière résumé par « I don’t want to go in a pub like this, all the girls are slags and the beer tastes just like piss ». A la fin du mois paru enfin leur premier album sobrement intitulé Specials. C’était un disque qui incluait compositions originales et reprises-hommages de leur héros jamaïcains tels Toots And The Maytals ou Prince Buster. Mais ce qui les fit se démarquer allégrement de la concurrence réside dans la fusion de l’énergie, de l’aggression, de la conscience politique du punk avec une version up-tempo électrifiée du ska. Le ton désenchanté du chanteur Terry Hall sur pratiquement tous les morceaux en opposition aux interventions rude boy de Neville Staples tandis que le majordome Dammers dirige ses musiciens dans ce qui peut s’apparenter à un manège musical frénétique apporte idéalement tout son charme à cet étendard du paysage musical d’alors. Le producteur Elvis Costello apporte un son à la Spector en mixant en avant caisse claire et toms d’intro (procédés hérités de son album de 1977 My Aim Is True) ou encore les lignes de basse de Sir Horace Gentleman au détriment de solos de guitare sinueux de Roddy Radiation tout droit échappés de Catch A Fire de Bob Marley And The Wailers, conférant à ce premier effort un parfum de juvénile exubérance et de jukebox noir et blanc désormais classique.

Profitant du déclin de la première génération punk, The Specials proposait une nouvelle alternative très fraîche : fédérer la jeunesse d’alors et s’engager politiquement dans les chansons. Un titre comme Do The Dog en était la plus parfaite illustration (All you punks and all you teds, National Front and natty dreads, mods, rockers, hippies and skinheads, keep on fighting till you’re dead...). Specials s’imposa dans les charts britanniques à la 4ème place et reçut de très élogieuses critiques. Grisé par la gloire, le groupe -avec le soutien de son écurie, c’est à dire The Selecter et Madness- s’embarque en fin d’année pour une tournée nationale de 40 dates, toutes jouées à guichets fermés. L’éruption violente d’une minorité de fauteurs de troubles à différents endroits ternit le tableau idyllique et fut repris en gros titres par la presse. Il s’est avéré que des racistes de formations extrémistes tels le National Front ou le British National Party étaient recrutés pour les concerts mais le groupe prit immédiatement ses distances avec les déviances des nouveaux skinheads fans invétérés de Screwdriver stipulant qu’ils n’étaient désormais plus les bienvenus. Il va sans dire que cet épisode était des plus regrettables puisqu’il s’agissait de jeunes désœuvrés censés prospecter parmi les fans de musique qui s’éclataient auprès de groupes multiraciaux et reprenaient les refrains de chansons prônant l’unité raciale ; certaines personnes influençables mordirent inévitablement à l’hameçon. Au milieu de la tournée, Madness s’affranchit du label 2-Tone et démissionna, laissa la place à un groupe soul de Birmingham (Dexy’s Midnight Runners) qui ne jouaient pas de ska et n’adhérait même pas au label de Coventry.


Reconnaissance internationale

Au sortir de la tournée, The Specials boucla l’année 1979 en fanfare ; le dernier concert de la décennie pour le groupe eu lieu sous l’égide de l’UNICEF au Concert For Kampuchea puisque le groupe partagea l’affiche avec des formations prestigieuses telles The Who, Queen, The Clash, Paul McCartney et Elvis Costello pour ne citer qu’eux. En janvier 1980, tandis que la BBC tourne un documentaire sur le label 2-Tone et offre à ses nombreux téléspectateurs une prestation en concert du groupe lors du festival Rock Goes To College, un troisième single, Too Much Too Young atterrit dans les bacs. Bien que cette même BBC molesta les diffusions radios par la faute d’un vers litigieux dans la chanson (Keep a generation gap / Try wearing a cap), ce titre s’imposa comme leur premier numéro 1 et devint un nouveau slogan anti-Thatcher. De nouveaux concerts eurent lieu en Europe en guise de répétition avant de débouler aux États-Unis pour y imposer le ska à la face du monde. Après avoir trouvé le succès en Grande-Bretagne et sur le Vieux Continent, une tournée de trois semaines en ouverture de The Police fut convenu. Multipliant les performances de premier ordre, le septuor suscita la frénésie des foules américaines et il fut parfois très difficile de distinguer la première partie de l’attraction principale. Les premières véritables tensions apparurent sur cette tournée du au fait que Dammers avait insisté pour que le groupe ne séjourne pas dans des hôtels première classe ou voyage en limousine. Selon lui, le manager de la tournée aurait du vérifier que les installations sur place ne soient pas trop "luxueuses". Lors d’un concert au célèbre Whiskey A Go-Go en février 1980, le lad édenté piqua une grosse colère lorsqu’il découvrit la décoration noir et blanc à damiers de l’extérieur du club ; il était dégoûté de la hype que véhiculait la maison de disques. A un journaliste du LA Times, il confia qu’il ne prenait pas grand plaisir en Amérique et qu’il se serait sûrement plus amusé s’il était parti en voyage scolaire en Russie...

En mai 1980, Rat Race fut publié en tant que quatrième single de The Specials et atteignit la 5ème place des charts britanniques. Continuant à surfer sur la vague du succès, cette chanson - écrite par Radiation - était en fait un démontage en règle du système scolaire du royaume mais n’eu bizarrement aucune difficulté à recruter des pseudo-élèves pour figurer dans le vidéo-clip. Le mois suivant, on proposa au groupe de participer à l’émission américaine Saturday Night Live. Les sept acceptèrent et, juste après une tournée anglaise de 12 dates appelée Seaside Specials, s’envolèrent de nouveau vers le Nouveau Monde et présentèrent une performance live de Gangsters si dantesque qu’elle reste encore aujourd’hui la meilleure prestation scénique de l’histoire de l’émission. Si dans leur entourage, on s’accorde à dire que le mois de juin a une saveur très spéciale pour les raisons que l’on sait, les tensions ressurgissent après que Dammers et Radiation en soient ouvertement venus aux mains durant la tournée américaine ; quelque temps après, c’est au tour de Golding d’être la victime d’attaques racistes à la fin d’un concert des Modettes à Londres nécessitant finalement un séjour d’observation à l’hôpital. Toutes ces violences poussèrent le groupe à abréger les concerts et à s’éloigner des yeux du public pendant quelques mois pour y enregistrer un nouvel album.

A cette époque-là, l’explosion du British ska avait atteint son apogée et The Specials était à la recherche d’un second souffle pour son deuxième album. Terrés au Studios Horizon dans leur fief de Coventry, l’enregistrement de l’album avait été des plus difficiles où tensions et engueulades entre Dammers et les autres membres du groupe au sujet de la nouvelle direction que prenait le septuor était son pain quotidien. Ce dernier rappela soigneusement son rôle de leader en écrivant le single suivant Stereotype publié en septembre 1980. Ce titre eu l’effet d’une révélation. Alors que l’auditeur de base pensait avoir une bonne prise sur le programme musical du label 2-Tone, The Specials déconcerte son auditorium et s’en donne à cœur joie avec des claviers lounge, boîte à rythmes miteuse, guitares flamenco, trompette mariachi, rythme hispanisant pour créer un morceau totalement unique en deux parties, le dernier mouvement consistant en un monologue de toaster de Neville Staples et des voix décalées sous influence dub. Du point de vue des paroles, Stereotype était une distillation en profondeur des préjugés contre ceux qui englobaient une proportion raisonnable de leur auditoire, les ados qui glandent la journée, se rendent au pub et prennent ensuite leur voiture pour s’adonner à des rodéos nocturnes - thème déjà présent dans Nite Klub- avec la ligne « He’s just a stereotype / He drinks his age in pints ». Le 45 tours séduit les critiques tandis que le public fit grimper le titre jusqu’à la 6ème place des charts ; visiblement, le tour de force du combo fut bien accueilli.


Changement de cap

L’album - sobrement baptisé More Specials, une discipline dans laquelle le groupe ne fut jamais très à l’aise - sortit la semaine suivante et fut chaleureusement reçu par les fans tout comme la presse, ce qui lui permit d’atteindre la 5ème place des classements britanniques. Il fut pour la première (et la dernière !) fois le résultat d’un effort commun où chaque musicien apporte sa contribution à l’édifice, cela afin d’étouffer les dissensions internes parues précédemment. Séduit par ce projet démocratique, Dammers agença l’album en deux faces, deux visions musicales distinctes. La face A reste des plus classiques puisque le contenu résolument dansant et ska reste de rigueur ; elle comporte dans sa majorité des titres composés par les membres du groupe. Outre la reprise de Prince Buster en ouverture (Enjoy Yourself), les autres morceaux restent pour autant convenus sans pour autant verser dans le cliché. La première indication du changement à venir sera audible sur le titre suivant Man At C&A où il est question de moratoire nucléaire, de péril atomique le tout dans une atmosphère glauque qui dominait le début des années 1980 où la peur grandissant d’un conflit entre les deux superpuissances de l’époque avait heureusement accouché de la campagne pour le désarmement nucléaire, bref Tchernobyl avant l’heure. Avec une ode à J.B. (titre hommage à James Bond ou James Brown ! - au vu du contenu musical) comme conclusion, la première face se terminait sur une bonne note.

Dès la face B, tout bascule. Le groupe, comme Madness à l’époque, s’éloignait sensiblement des contraignantes influences ska et s’orientait vers une nonchalance très lounge et jazzy. Dammers introduit de nouvelles sonorités, oubliant la signature ska et punk du début pour doucement glisser vers le cha-cha, la rumba, des thèmes cinématographiques ou la musique d’ascenseur comme le muzak. Le sommet de l’ensemble restant International Jet Set où l’auditeur est transporté dans un vol aérien particulièrement menaçant et inconfortable en provenance de l’enfer ; les claviers triturent un thème de spaghetti western alors que des voix célestes annoncent des destinations inconnues, ce qui était tout bonnement inhabituel à l’époque. Dans leurs critiques, les journalistes s’éberluaient de la facilité avec laquelle le groupe était passé du ska au cha-cha sans rien perdre de sa virile pose punk. C’est alors un groupe émotionnellement et physiquement lessivé qui reprit de nouveau la route des tournées pour promouvoir leur dernier effort. Un nouveau single Do Nothing paru en décembre 1980, couplé avec une version de circonstance de Dylan appelé Maggie’s Farm brillamment retravaillée en une chanson sur Margaret Thatcher. Écrite par le guitariste Lynval Golding et dotée d’une magnifique mélodie aux paroles gorgées d’émotion, cette composition s’imposa comme un hit de fin d’année puisqu’elle atteignit la 4ème place des charts et The Specials entama de nouveau une coupure studio des plus méritées où chaque membre s’adonnait à ses projets parallèles.

Fin de l’aventure


Le groupe se retrouve par la suite au Studios Horizon et publie un single en juin 1981 qui réitère leur capacité à surprendre et captiver. Ghost Town était un chef-d’œuvre hypnotique de décadence urbaine. Le commentaire délibérément social était de trop pour les radios puisque toutes refusèrent de diffuser le titre. Bizarrement, le single ne pâtit pas de ce manque de considération et devint le deuxième titre classé numéro 1 de The Specials. C’était effectivement un hymne pour les égarés - à l’opposé de leurs précédents titres où ils étaient fustigés - les perdants du gouffre économique dans lequel le royaume s’était vu plongé et où, comme le chantait Terry Hall, avec une ferveur encore plus crédible que le casting entier de East Enders, « bands don’t play no more ». Dammers devenant de plus en plus activiste, ce single très politisé était devenu la bande-son des émeutes de banlieues de l’été 1981 et leur slogan était : « Why must the youth fight amongst themselves ? ». Le succès de Ghost Town était un de ces trop rares moments qui voyaient la musique pop transcender sa dénomination première pour tâter le pouls du monde qui nous entoure. Indiscutablement, le morceau le plus fort de la carrière du groupe devait hélas être leur chant du cygne. Un seul groupe, fût-il mixte, ne peut sauver l’époque qui allait virer commerciale avec l’apparition de MTV et des Nouveaux Romantiques et considérer avec effroi les singles glacés de The Specials. Atomisés par le succès et la trilogie album / promo / tournée, le groupe se scinda inexorablement. Après une seconde tournée nord-américaine en août de la même année, le despote Dammers renvoya le manager Rick Rogers après une discussion houleuse. A leur retour en Angleterre, la rumeur d’une séparation enfla, et bien que niée dans un premier temps, elle parut effective lorsque sous l’impulsion d’un Terry Hall excédé par les luttes d’ego, Lynval Golding et Neville Staples partirent fonder Fun Boy Three fin 1981, laissant le groupe se vider de trois de ses membres.

Désormais seul aux commandes du navire, Dammers rebaptisa le groupe The Special AKA et s’efforça de poursuivre l’aventure. Mais le groupe en tant que tel était devenu exsangue. A l’exception du titre Racist Friend datant de août 1983, le groupe était devenu politiquement confus et totalement passé de mode. Dammers revenait en studio avec un faible chanteur de location nommé Stan Campbell pour l’album In The Studio datant de août 1984 peu recommandable. A l’époque, une vision très caricaturale du jazz cool dévastait l’Angleterre (Working Week, Style Council, Everything But The Girl, Sade) et Dammers devait tomber dans le piège comme les autres, son album fatigant ne brillant que pour le très hilarant What I Like Most About You (Is Your Girlfriend) et le single historique Nelson Mandela, classé en 9ème position des charts britanniques, qui ne fut pas pour rien dans la libération de ce dernier. Étrangement, ce sera la dernière fois que le groupe apparaîtra puisque Dammers disparut du circuit musical en 1985 et ferait désormais le DJ dans les pubs de Camden. Entre temps, des formations telles que No Doubt ou Blur ont généreusement puisées dans l’héritage Specials pour se construire une carrière en bonne et due forme. Peut-être que Dammers est-il plus heureux maintenant mais cela reste toujours un gâchis de ne pas avoir exploité suffisamment le potentiel d’un tel talent. Et si tout simplement, il s’était retrouvé à cours d’idées ?

 [1]



[1Références bibliographiques :

  • Magazines : Q Magazine, Mojo, Rock & Folk
  • Ouvrage : You’re Wondering Now - A History Of The Specials de Paul Williams, ISBN 1 898927 25 1

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