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To Bring You My Love

To Bring You My Love

PJ Harvey

par Le Daim le 14 mars 2011

paru en février 1995 (Island Records)

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C’est en 1995 que Polly Jean Harvey accouche de To Bring You My Love. Encore dans la douleur d’une rupture sentimentale, elle livre au public sans pudeur aucune ses déchirements : un miroir, un remède peut-être, pour tous ceux qui ont subi ou subissent les affres de la passion brisée. Après une poignée de disques rudes (Dry en 1992 et Rid Of Me en 1993), c’est une PJ transformée que l’on découvre. Débarassée de son ancien groupe, elle peut enfin donner libre court à toute sa sensibilité et à son imagination. Elle goûte pour la première fois de sa carrière à « l’absence de règles, au droit à la folie », elle peut « tout faire, inventer de nouvelles formes d’arrangements » [*]. L’album qui va suivre sera donc baroque et lyrique.

Tout commence par une longue phase d’écriture catharsique dans la solitude de sa maison, au cœur de la campagne anglaise. Elle entre ensuite en studio avec les fidèles et créatifs Mick Harvey (multi-instrumentiste) et John Parish (guitariste). La production et le mixage seront signés Flood (U2, NIN, Smashing Pumpkins, Depeche Mode), génial bricoleur qui ne craint pas d’inciter PJ à triturer sans scrupule les sons pour renforcer les ambiances. L’album s’ouvre sur le morceau au titre éponyme ; l’accompagnement est simplement constitué d’un riff de guitare lancinant et d’une partie d’orgue à la fois religieuse et fantomatique. PJ chante d’une voix grave qui explose parfois sur des accords soudain rugueux. Étonnament saturées d’une terminologie biblique que l’on retrouve dans la plupart des morceaux, les paroles évoquent un pacte avec le démon et un dieu rejeté, un long voyage à travers un profond océan et un désert aride. S’appropriant ainsi le vocabulaire propre au gospel et au blues, PJ expose ici en guise d’introduction tout ce qu’elle a vécu pour finalement le livrer : To Bring You My Love (« pour t’apporter mon amour ») d’abord à celui qui est parti ; ensuite à tous les auditeurs.

Tout au long des dix chansons qui composent To Bring You My Love, PJ esquisse le tableau dantesque de sa félure sentimentale : souvenir d’une soumission destructrice à l’être aimé, désir toujours présent qui ne peut plus être assouvi, absence insupportable de l’autre. La souffrance et la folie hantent ce disque, mais on y trouve aussi des images nostalgiques de joie et de pureté. Car dans cette douleur, il n’y a pas de moyen terme entre le paradis et l’enfer. Pas plus que dans l’amour vécu, souvent comparé à l’eau claire qui remplit le lit d’une rivière (The Dancer) ou même à la grâce d’un cheval (Telco). Et, quitte à revenir en arrière, PJ préfèrerait encore ne jamais avoir aimé et retrouver l’innocence et la paix du temps où elle était une « petite fille aux yeux bleus » avant de devenir volontairement une « putain aux yeux bleus » (Down By The Water).

À l’écoute, ce disque est éprouvant tant l’atmosphère des différents morceaux varie, et tant le mixage flirte avec les extrêmes. Des titres comme To Bring You My Love, Working For The Man, Down By The Water, I Think I’m A Mother, Telco sont particulièrement oppressants. Le son y est étouffé, la voix distordue par des effets. PJ y exprime ce qu’elle a de plus sombre, inquiétant, désespéré, à travers également un chant schyzophrène. Meet Ze Monsta et Long Snake Moan, chansons jumelles, évoquent la puissance du désir et l’explosion des sens. Ces deux morceaux de pur rock mettent en avant des guitares amples et saturées, une rythmique incroyablement lourde qui appuie un groove sexuel, et une voix rauque. Le VU-mètre s’affole et vire au rouge dans une hystérie de feedback et de hurlements. Dans ces ténèbres, deux joyaux lumineux étincellent : C’mon Billy et Send His Love To Me. Deux chansons parfaitement pop, reposant sur un lit de somptueuses guitares acoustiques, de cordes, et portées par une voix brillante sans artifice. PJ pleure et supplie. Le ciel devient témoin de sa solitude et de sa souffrance. Et tous les arguments sont bons pour que revienne l’absent.

The Dancer, rare chanson de ma discothèque capable de m’arracher des larmes, et certainement le plus beau titre de l’album. Concluant ce dernier, il résume donc tout ce qui a été dit. La guitare jouée en tremolo et l’orgue s’y marient divinement sur une suite d’accords hispanisants. La voix de PJ exprime tout autant le fanatisme amoureux qu’une profonde tristesse, éclatant lors du pont en cris orgasmiques. Le texte est somptueux, une pure merveille tant au niveau des images utilisées que de la rythmique. L’amant y est décrit ; il vient à elle avec le double visage de l’ange et du démon :

He came dressed in black with a cross bearing my name
He came bathed in light and the splendor and glory
I can’t believe what the lord has finally sent me

(Il est venu vêtu de noir avec une croix portant mon nom / Il est venu baigné de lumière et de splendeur et de gloire / Je ne pouvais pas croire ce que le seigneur m’avait finalement envoyé)

Il fait de sublimes promesses...

He said laugh a while, i can make your heart feel
He said fly with me, touch the face of the true god
And then cry with joy at the depth of my love

(Il a dit : ris un peu, je peux faire sentir ton cœur / Il a dit : vole avec moi, touche le visage du vrai dieu / Et puis pleure de joie devant la profondeur de mon amour)

...et, une fois disparu, il laisse PJ désespérée...

Cause i’ve cried days. i’ve cried nights
For the lord just to send me up some sign
Is he near ? Is he far ?
Bring peace to my black and empty heart

(Car j’ai pleuré les jours, j’ai pleuré les nuits / Juste pour que le Seigneur m’envoie un signe / Est-il proche ? Est-il loin ? / Apporte la paix à mon cœur noir et vide)

...et pleine d’amertume :

My love will stay till the river bed runs dry
And my love lasts long as the sunshine blue sky

(Mon amour restera jusqu’à ce que le lit de la rivière s’assêche / Et mon amour durera aussi longtemps que le ciel bleu ensoleillé)

To Bring You My Love est le disque de PJ Harvey le plus émouvant, le plus riche, le plus abouti. D’une parfaite géométrie, audacieusement réalisé, arrangé et interprété pour traduire les extrêmes de la passion, il repose sur des textes brillants et l’univers très personnel d’une artiste sans concession. La splendide pochette de l’album nous montre une PJ Harvey-diva nimbée de lumière, flottant dans une eau limpide, entre héroïne de film noir des années 50 et Ophélie shakespearienne. Est-elle morte, ou serait-elle en train de faire un rêve sensuel ? Un paradoxe qui habite tout cet indispensable album.

Article initialement publié en 2007.



[*Interview réalisée par E. Tellier pour Les Inrockuptibles d’avril 1995.

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