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par Psychedd le 4 avril 2006
paru en septembre 1969 (MCA Records)
Fait indéniable : Soft Machine aurait pu être un groupe aussi important que Pink Floyd. Il aurait pu l’être si sa musique ne s’était pas si complexifiée. Oh oui ! Complexes ils le sont. À l’époque où tout le monde fait dans le psychédélisme, que le progressif pointe son nez, que les hippies tentent de survivre, eux ils plongent tête la première dans un style bien plus jazz, quelque peu difficile à aborder pour l’amateur primaire de rythme binaire...
Récapitulatif des épisodes précédents : après l’enregistrement du premier album, produit par Chas Chandler, lui-même producteur de Jimi Hendrix, le groupe décide d’embaucher un guitariste pour leur seconde tournée américaine. Le lauréat s’appelle Andy Summers et sera bien plus connu quelques années plus tard, lorsqu’il officiera près de Sting dans Police. En attendant, cette décision vexe quelque peu Kevin Ayers qui voit d’un mauvais œil ce tournant jazz, lui qui est bien plus rock et qui aurait bien préféré rester en trio. Bon gré mal gré, le groupe prend l’avion et rejoint Hendrix, pour qui il assure les premières parties de concerts.
Le rythme devient assez dur à suivre et tandis que Robert Wyatt tape le bœuf avec Noel Redding et Jimi Hendrix, Ayers fond un plomb : « À la fin de la première tournée, j’en avais vraiment marre de cette vie. Il y avait des filles qui nous attendaient partout où nous jouions, on pouvait boire ce que l’on voulait, tout était gratuit. Accompagné par des quantités de filles, j’étais bourré tous les soirs. Lors de la deuxième tournée, j’ai changé complètement. Je suivais un régime macrobiotique très strict, ce qui fait que tout mon organisme a ralenti. Je ne mettais plus les pieds dans une boîte de nuit... Je restais dans ma chambre à discuter avec Mike (Ratledge, claviériste de Soft Machine, NdA). Je me couchais sur le sol en contemplant le plafond pendant qu’il lisait. J’étais complètement aliéné par ce régime. Je trouvais que tout ce qui allait plus vite que moi était une agression. Pendant cette période, c’était : Hôtel-avion-concert, hôtel-avion-concert. Mike et moi, on courait dans les couloirs en tapant sur les portes en hurlant : “Je n’en peux plus, je n’en peux plus !” » [1]
Arrivé à saturation, le petit Kevin vend sa basse à Mitch Mitchell et s’envole pour Ibiza histoire d’aller se détendre. Tant et si bien qu’il disparaît complètement de la circulation et que les autres membres du groupe lancent des gens à sa recherche. Recherche infructueuse. Désolation. Comment fait-on sans bassiste ? Soudain l’idée que c’est la fin de Soft Machine se fait assez claire... Mais c’est sans compter sur la motivation de Wyatt qui appelle Hugh Hopper à l’aide, au moment où ce dernier allait vendre sa basse pour s’acheter une moto et descendre dans le sud de la France. Le 21 décembre 1968, Hopper et sa basse se retrouvent à Canterbury pour commencer les répétitions. Ce retournement de situation est providentiel et arrive à point dans l’évolution du groupe. Hopper est un ami de longue date, il a déjà pas mal participé au premier album et en plus il laisse Wyatt baba d’admiration. Son apport au son de la Machine Molle va être de la plus haute importance : sursaturant sa basse avec de la fuzz, le claviériste va devoir tourner les potards pour que son clavier déjà bien électrifié se fasse encore plus entendre. Si bien qu’en concert, ce n’est que sauvagerie, sueur et folie. Autre apport de Hugh, le saxo qu’il pratique pour certaines occasions et on peut dire que ça aide plutôt bien à se rapprocher un peu plus du jazz. Peu à peu, il va être remplacé à cet instrument par son frère, Brian. Mais pas tout de suite. Ils sont encore un power trio à vous arracher les tympans !
Seulement voilà, l’envie de tourner n’est plus là, mais ils ont un contrat à honorer. Et dans son étui de basse, Hopper a ramené un certain nombre de compositions qui vont être arrangées avec génie par Wyatt. On ne parle même pas du boulot de Ratledge tellement impliqué, qu’il va signer la quasi-totalité de la seconde partie du disque. Du Soft Machine comme on l’aime va sortir de là : inventif, drôle, électrique, audacieux, quelque peu incompréhensible, mais tellement bon quand on a bien saisi où ils veulent en venir... Et Robert aura beau clamer que leurs productions studios sont absolument à chier et que seules leurs prestations live valaient le coup, on a simplement envie de lui dire qu’il se goure royalement. Rien que pour deux facteurs : vu les conditions d’enregistrement (à toute vitesse), c’est presque du live. Donc, ça vaut le coup, non (j’avoue que le raccourci est très facile) ? Et quand on connaît les concerts des messieurs, force est de constater que cela a beau être de la folie pure et qu’ils peuvent partir sur des délires de ¾ d’heures, et bien c’est tout de même assez inaudible par moments... Et on a oublié cette troisième raison d’affirmer qu’en album, c’est bien : la voix de Wyatt que l’on entend bien plus distinctement que dans n’importe quel live. Et rien que pour ça, on aime ce Volume Two !
On aime, que dis-je ? On adore ce Volume Two qui dès l’ouverture part en sucette. Ne jamais sous-estimer le pouvoir humoristique de Soft Machine, voilà un bon conseil. Humour absurde qui leur a valu l’honneur d’être décorés de l’ordre de la Grande Gidouille du Collège de Pataphysique (celui de Boris Vian, oui, oui) en 1967. Ce qui est bien plus classe que d’être ordonné Grand Maître de la Confrérie de La Terrine de Lièvre (ça existe...).
Collège de Pataphysique dont ils s’ordonnent groupe officiel dès le premier morceau Pataphysical Introduction, où Wyatt s’amuse à faire un petit speech, genre maître de cérémonie déjanté, tout ça pour nous annoncer qu’ils vont exécuter dans nos oreilles ébahies... L’alphabet. Oui... On vous l’a dit, c’est absurde, c’est fort et au moins, les paroles ne sont pas compliquées. Pensez aux utilisations potentielles d’un tel morceau pour inculquer à nos petites têtes blondes la prononciation britannique de l’alphabet...
Comme pour le premier album, vous avez soudain l’impression de n’écouter qu’un seul et même morceau vu que ça s’enchaîne sans que l’on ait le temps de reprendre son souffle. Peut-on vraiment mettre ce genre de musique dans une catégorie bien précise ? Comment décrire correctement une chanson qui dure six minutes, mais qui change de rythme si brutalement que vous ne savez plus trop où vous en êtes ? Comment faire comprendre que, oui, c’est dur à suivre, mais aussi que, oui, cela tient du pur génie musical ? Rien n’est dissonant dans ce mélange de sonorités énervées, de moments beaucoup plus calmes, d’improvisations à vous retourner la cervelle de bonheur. Et, non, Robert Wyatt ne chante pas faux, il est l’un des meilleurs interprètes rock de tous les temps, on ne le répètera jamais assez. On ne parlera même pas ici de son statut de batteur culte et absolument grandiose, non... Vous devriez savoir tout cela...
Musique mature par la maîtrise instrumentale de ces trois gars là, mais aussi musique enfantine, le tout en un : Hibou, Anemone And Bear qui démarre par l’orgue sursaturé de Ratledge (son quelque peu caractéristique du groupe on vous rappelle !), free jazz qui amène on ne sait comment sur une espèce de comptine bizarre :
In the spring, I think of sex and means to endsSummertime, I like to sit upon the grassAutumn nights I go to parties with my friendsWinter time is when I think about the past
À écouter un soir d’été, assis dans un grand champ sous le ciel étoilé... Juste avant que vous ne soyez secoué par le retour de l’alphabet, mais à l’envers cette fois (si vous aimez les défis, essayez donc de faire ça. Rien qu’en français, la tâche est quasiment impossible...).
Et comme Soft Machine est un groupe polyvalent, vous pouvez même chanter en espagnol (Dada Was Here).
Mais on peut aussi dire que cet album, aussi barré soit-il, est assez nostalgique. Comme si la fin était proche, Wyatt remercie Noel, Mitch et Jim (vous les avez reconnu ?) pour leur avoir permis d’être connus (pas longtemps, c’est ça qui est malheureux)... Et puis il y a bien sûr As Long As He Lies Perfectly Still, hommage non caché à Ayers perdu pour de bon en Espagne. À la fois véritable déclaration d’amitié (Robert adorait Kevin) tout en étant gentiment moqueur, le batteur-chanteur s’imagine ce que son ancien bassiste a bien pu devenir (un ermite qui a trouvé le paradis sur Terre ?), lui accordant son pardon même s’il les a lâchés comme des malpropres, faisant même des références à ses chansons du premier album. Le tout dans un style bien plus rock que ce que l’on entend dans le reste du disque. C’est dire s’ils sont forts et intelligents...
Après le rock, une petite chose inhabituelle dans le répertoire de Soft Machine : une chanson acoustique (incroyable !) un peu étrange de Hugh Hopper Dedicated To You But You Weren’t Listening. À vrai dire, son intérêt réside dans le fait que Wyatt composera plus tard, en solo, une chanson appelée : Dedicated To Hugh But You Weren’t Listening. Rigolo non ? Et comme il faut bien revenir aux choses sérieuses au bout d’un moment, on enchaîne sur Fire Engine Passing With Bells Clanging pièce bruitiste bizarre qui annonce bien que ce que Soft Machine pourra faire après le départ de Wyatt (et même avant son départ : il suffit d’entendre le début de Third...Mais ne brûlons pas les étapes).
Tout ce qu’on peut vous dire à partir de ce moment du disque, c’est que c’est bel et bien Ratledge qui prend la direction des choses. Sur la fin, il n’y a même plus de paroles (si l’on ne compte pas les vocalises de Robert). Musique pure, et énergie qui se déversent à travers le corps pour les dernières dix minutes. À la fois menaçante, hypnotique et follement entraînante, 10.30 Returns To The Bedroom nous mène vers la fin de l’album dans un délire purement jazz. Cela n’a presque plus rien à voir avec le début du disque et déjà, tout est dit pour la suite... On verra bien ce que ça donne au prochain numéro !
Dernier point : dans le livret, il est dit que Soft Machine fait une musique pour l’esprit. En guise de conclusion, je m’élèverai contre cette affirmation : Soft Machine fait aussi une musique pour le corps, je l’ai déjà dit et je le répèterai. Avec une section rythmique comme la leur, comment voulez-vous empêcher vos pieds de battre frénétiquement la mesure ? Comment voulez-vous empêcher votre tête de faire un mouvement allant de gauche à droite ou de bas en haut, (selon vos habitudes) ? Comment voulez-vous vous empêcher de ressentir cette musique autant avec l’esprit qu’avec le corps ?
Mais surtout, comment voulez-vous vous empêcher de la ressentir avec le cœur ?
[1] Source : Michael King, Robert Wyatt, faux mouvements, 1998, Ed. Camion Blanc
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