Livres, BD
Watchmen

Watchmen

Alan Moore & Dave Gibbons

par Sylvain Golvet le 5 janvier 2010

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Paru en intégrale en novembre 1998 (Delcourt), 408 pages

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La bande dessinée, le comics, c’est par nature un truc pour ado décérébré, fantasmant sur des héros aux pouvoirs exceptionnels pour pallier leur manque d’assurance. Ce constat est bien sûr cruel, mais c’est l’avis partagé par les tenants d’une culture officielle, faite de questionnements bien plus adultes (du moins le pensent-ils). Cependant il est vrai que l’histoire de super héros est un genre adolescent par excellent, interrogeant ses lecteurs sur leur propre place dans cette société hostile et foisonnante. Mais il manquait au genre un point de vue d’adulte, une œuvre au regard sans concessions, qui regarde en face ces histoires de pouvoirs, de responsabilités, de bien et de mal.

Bien que le super héros soit foncièrement américain, il a fallu toute l’audace de deux anglais pour remettre à plat tout un genre et plonger aussi profondément dans les fondements de cet art (le 9e), voire de la société occidentale en général. Ainsi en 1986, Dave Gibbons au dessin et surtout Alan Moore au scénario sortent en 12 numéros, de 1986 à 1987 chez DC Comics, Watchmen ou Les Gardiens en français. [1]

Le récit est une uchronie, une projection de ce qu’aurait été la réalité si les événements passés avaient été différents. Se déroulant en 1985, ce « roman graphique », comme on dit maintenant, imagine que des super héros combattaient véritablement le crime dans les années 60 et que surtout est apparu à ce moment-là, suite à un accident scientifique, le Dr Manhattan, un véritable surhomme capable de tous pouvoirs. On suit alors sous différents angles l’enquête des ex-watchmen à la retraite depuis quelques années, forcés de raccrocher les gants suite à un décret proclamant le danger qu’ils représentent pour la population, pour découvrir l’identité d’un mystérieux tueur de super héros. Cette histoire foisonnante sera prétexte à interroger l’humanité en général, sur tous les plans, philosophique, politique, métaphysique ou scientifique.

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Rorschach
L’âme torturé des Watchmen.

Ce monde occidental décrit ici n’est pas si différent du notre, sa réalité y est juste exacerbée dans ses dérives : capitalisme sans foi ni loi, délinquance, corruption des dirigeants, guerres. Alan Moore place son histoire dans un réalisme effrayant, faisant écho au Watergate, à la guerre en Afghanistan, à la politique libérale de Margaret Thatcher et de Richard Nixon. Et ajoute par-dessus une menace atomique latente, rythmant le récit d’un compte à rebours funeste. Force est de constater que la vision de Moore est d’un désenchantement général assez effrayant. Les super héros sont devenus lâches, alcooliques, extrémistes et vengeurs, ou même recrutés par le gouvernement pour de basses opérations. Le point de vue de Moore est également loin d’être consensuel. L’un des personnages phares, en tout cas le plus fascinant, Rorschach est d’un extrémisme déroutant et pourtant le scénariste arrive à nous faire comprendre comment il en est arrivé là.

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Le smiley ensanglanté
logo de Watchmen et symbole récurrent de la BD.

Mais parlons images. Le graphisme simple et efficace de Dave Gibbons rend hommage à la « ligne claire » qu’était le dessin de Jack Kirby. Mais ce style Marvel est sublimé par le découpage diabolique d’Alan Moore. Utilisant au maximum les codes de la BD [2], Moore donne une cohérence visuelle au récit et s’autorise des audaces scénaristiques bluffantes. Outres nombres de dialogues à double sens, on peut y lire une BD entière à l’intérieur de la BD elle-même. Mieux, le chapitre consacré à Rorschach est construit sur une symétrie de cases, la première faisant écho à la dernière, la deuxième à l’avant-dernière et ainsi de suite. Et tout comme dans V pour Vendetta ou From Hell, deux autres chef-d’œuvres d’Alan Moore, l’histoire est truffée de symboles récurrents renforçant l’impression de cohérence totale de l’histoire. Lectures multiples obligatoires ! Mais attention, le pavé est lourd, et peut paraître indigeste.

Pourtant Watchmen est vite devenu le maître étalon en matière de BD. Au même titre que le Dark Knight de Franck Miller, on ne compte plus les influences directes ou lointaines, et l’on ne fait plus de comics aujourd’hui sans s’y référer. On peut retrouver quasiment la même trame dans les Indestructibles de chez Pixar, et le film Watchmen est en chantier depuis des années à Hollywood [3]. Mais plus que limité à son audience de base, l’ouvrage est devenu un incontournable de la littérature. C’est la première BD à avoir reçu le prix Hugo et le Time l’a placé dans son top 100 des ouvrages de langue anglaise de 1923 à aujourd’hui. Plongez-vous donc le plus rapidement possible dans cette œuvre atypique, d’une intelligence rare, certes d’une gaîté toute relative, mais qui bouleverse et stimule comme peu d’autres.

Et au fait, "Who watches the Watchmen ?”



[1Il sera réédité en un seul volume chez Delcourt pour la France

[2Pour les amateurs, il faut impérativement lire l’ouvrage de Scott McCloud L’Art Invisible, chez Vertige Graphic qui explique de manière très ludique le langage propre à ce média

[3même si ça semble se concrétiser sous la direction de Zack Snyder, alias monsieur 300

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