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par Emmanuel Chirache le 10 mars 2009
Paru en 1968 (Chess/MCA)
Chez certains courants musicaux minoritaires, l’intransigeance face aux codes esthétiques qui les régissent est à la mesure de leur élitisme. C’est le cas du folk, qui attendit les coups de boutoir libérateurs de Bob Dylan, Davy Graham ou Bert Jansch pour s’émanciper des canons qui le sclérosaient dans une posture artistique limitée. C’est aussi le cas du blues et de ses aficionados. Ces derniers ont d’abord vu d’un œil mauvais le British Blues Boom, Stones, Animals, Yardbirds et compagnie, qui mettaient deux trois claques au Chicago blues de l’écurie Chess. Et quand ce mythique label décida en retour de mêler son savoir-faire antique aux sonorités psychédéliques de l’époque, le scandale sera complet. C’est Marshall Chess en personne, le fils du fondateur Leonard, qui forma l’idée de faire jouer au vétéran Muddy Waters cette musique incroyablement moderne et rock, faisant ainsi fusionner l’ancien et le nouveau, le classique et le moderne, dans un cocktail hyper détonant qui n’arracha pourtant aux puristes de l’époque qu’une moue dédaigneuse et dégoutée. Un projet fou en même temps qu’un plan marketing génial, dont la motivation est simple : vendre au public hippie un Muddy Waters un peu à la ramasse.
Muddy Waters... l’homme a bénéficié d’un grand succès auprès des amateurs de blues durant les années cinquante, puis connaît un regain de popularité grâce aux groupes de la British Invasion, dont beaucoup considèrent son Live At Newport de 1960 comme l’un des évangiles du blues. Les Stones empruntent leur nom à l’une de ses chansons et beaucoup de rockers reprennent son Hoochie Coochie Man, Alexis Korner, Manfred Mann, Hendrix. Hormis ce titre, force est de reconnaître que les jeunes anglais adorent Muddy Waters mais jouent très rarement ses titres en comparaison du pillage qu’ils font de Chuck Berry, Bo Diddley, John Lee Hooker ou Howlin’ Wolf. Peu à peu, le bluesman chicagoan tombe donc en désuétude, abandonné par une audience afro-américaine tournée vers James Brown et la soul, et vénéré par une poignée de spécialistes. Pas de quoi sauter au plafond ni gagner sa vie confortablement. C’est alors que Marshall Chess débarque, avec un concept album opportuniste sous le bras et plein de dollars dans les yeux.
Fils de Leonard Chess, Marshall a gravité autour des bluesmen produits par papa depuis qu’il porte des culottes courtes. Il les connaît bien, pour les avoir vu évoluer et passer par tous les stades de la célébrité. A la fin des années soixante, il lance son propre label, Cadet Concept, et devient producteur. Son plus beau coup d’éclat reste et restera Electric Mud en 1968, année psychédélique et révolutionnaire s’il en est. La révolution, Marshall s’en moque comme de son premier chèque. Pourtant il va lancer l’un des cocktails molotov les plus explosifs du moment à la face des mélomanes du monde entier. Et se prendre un bon coup de matraque par la critique en retour. Muddy Waters psychédélique ! On crie au blasphème, à la corruption de l’esprit blues par un rock détestable, à la trahison de la personnalité de Muddy. Certains jugeront le disque avec la sévérité d’ayatollahs et l’aveuglement de fanatiques. Beaucoup d’autres se délecteront d’une œuvre à la fois audacieuse, aboutie et surprenante. Un mélange certes, mais un mélange qui fonctionne royalement.
Pour réaliser son tour de force, Marshall Chess fait appel à la crème des musiciens de studio : les musiciens de jazz. On ne compte plus le nombre de ces musiciens de jazz surdoués qui ont dans l’ombre des studios contribué à rendre génial plus d’un disque de rock. A la guitare, l’excellent Pete Cosey jouera ensuite avec Miles Davis, tandis que le batteur Morris Jennings s’acoquinera avec Ramsey Lewis. Sur Electric Mud, ils jouent presque en live, seuls quelques overdubs seront ajoutés à la production. Ce qui paraît à peine croyable tant leur maîtrise est implacable. Lourde, fiévreuse, abrasive, la musique avance au rythme d’un rouleau compresseur. A l’écoute des chansons, il devient évident que les structures du blues s’accordent parfaitement avec l’électricité psychédélique et ses innovations technologiques, wah-wah et fuzz en tête de gondole. Dans l’esprit aussi, le blues de Chicago partage avec certaines formations hippies un goût pour la transe et le feeling plus libre du jazz. Une différence tout de même : là où les hippies ont besoin de substances pour "voyager", les bluesmen n’ont besoin que de leur guitare, leur voix et leurs tripes (avec un "e"). Muddy Waters n’est pas un teenager en mal d’expériences. Il a cinquante-trois piges et chante plus fort que tous les hippies californiens réunis. Sans forcer.
Le bluesman est d’autant plus à l’aise que la plupart des morceaux du disque sont d’anciens classiques de son répertoire. I Just Want To Make Love To You, Hoochie Coochie Man, She’s Alright, Mannish Boy, The Same Thing, autant de titres joués et rejoués des milliers de fois. On pourrait conclure à de la paresse, du manque d’inspiration. Il n’en est rien, au contraire. Grâce au travail de production signé Marshall Chess, Muddy et son groupe remanient totalement ces chansons pour les faire sonner comme elles n’ont jamais sonné ! Là où d’autres ressassent tranquillement la même antienne poussiéreuse, Waters change les meubles de place et balaye dans tout l’appartement. A tel point que l’auditeur ne reconnaît plus très bien l’endroit qu’il a visité autrefois. Bien loin du single de 1954, I Just Want to Make Love to You voit Louis Satterfield faire gronder sa basse, tandis que la guitare de Pete Cosey pousse de petits cris stridents. Le solo est tout simplement hallucinant - presque zappaïen, un peu casse-gueule et pourtant jamais à terre, alors le clavier de Charles Stepney lui apporte un contrepoint virevoltant.
Pierre angulaire de l’œuvre watersienne, Hoochie Coochie Man s’ouvre sur une note archi hendrixienne qui s’évanouit dans les feulements du saxophone de Gene Barge (un type un peu fou). D’une baffle à l’autre nous parvient le chant de Muddy, un coup à droite, un coup à gauche, contribuant à dérouter un peu plus le fan déjà sens dessus dessous. A la wah-wah, Pete Cosey s’en donne à cœur joie. S’ensuit la fameuse reprise des Stones, Let’s Spend The Night Together, dont l’importance est plus symbolique qu’artistique. En revanche, She’s Alright fait des ravages avec son ouverture à la basse et ses cymbales qui claquent le rythme comme autant de coups de fouet. Répétitif et lancinant, presque heavy, le morceau met une bonne claque à tous les trips du Sunset Strip, renvoie le Jefferson Airplane et le Grateful Dead à leur acid parties. « She’s alright, she’s alright » incante Muddy avec cette voix si puissante caractéristique des bluesmen de sa génération. A peine la chanson nous laisse-t-elle abasourdie que résonne le point d’orgue du disque, ce Mannish Boy métamorphosé et grandiose, radicalement différent de la version de 1955, mais aussi de celle bien plus fameuse de 1977, celle des Affranchis de Martin Scorsese. Ici, le riff devient méconnaissable, plus tortueux, moins saccadé, tout aussi efficace malgré tout. Comme à chaque fois, le bluesman hurle « I’m a man-child ! » avec une facilité qui laisse pantois. C’est à peine si les poumons jouent un rôle dans l’histoire, tout vient en réalité du ventre et de la gorge, à l’instar des véritables chanteurs. On en frissonne.
Quelques titres inédits s’ajoutent à l’ensemble : le sympathique Herbert Harper’s Free Press News et surtout Tom Cat. Ce dernier est un petit bijou à se mettre sous l’oreille sans perdre une minute. Le saxo miaule à en perdre la tête (complètement barge le type) et - encore une fois ! les guitares et la basse produisent des sons wah-wah et fuzz tout simplement fabuleux. Du blues psychédélique, qui pour le coup ne sonne pas comme du Hendrix, mais comme du Muddy Waters au sommet de sa forme, servi par des musiciens à la classe intersidérale. Méprisé par la critique, Electric Mud aura pourtant une influence considérable sur un grand nombre d’artistes, depuis le vodoo child jusqu’à Led Zeppelin, en passant par Chuck D de Public Enemy, qui vénère le disque. Sans Electric Mud, les White Stripes ne sonneraient probablement pas de la même façon non plus. Quant aux Black Keys, ils sont presque tout entiers contenus dans ce vinyle aussi fascinant que sa pochette (à ne pas confondre avec la pochette trop moche de la réédition). Muddy Waters, lui, pestera beaucoup contre ce disque, notamment parce qu’il ne pouvait pas reproduire en live ce que le studio et les effets techniques avait gravé sur la cire. Ne pas donner satisfaction à un public qui réclamait ces morceaux lui semblait inacceptable.
Une suite intitulée After The Rain sera toutefois enregistrée avec les mêmes musiciens un an plus tard, ce qui relativise les reproches que l’artiste formula à l’encontre d’Electric Mud. Surtout, l’objet s’écoula à 200 000 exemplaires, un chiffre gigantesque pour un genre plutôt confidentiel tel que le blues. Une vraie manne financière pour un homme habitué aux vaches maigres depuis plusieurs années. Mais le vétéran craignit finalement de perdre son noyau dur de fans en maltraitant ainsi sa musique et décida par conséquent de revenir à des choses plus conventionnelles, quoique parfois brillantes. Marshall Chess, lui, quittera le label fondé par son père en 1970 et partira s’occuper du business des Rolling Stones. Entretemps il aura laissé l’un des disques de blues les plus originaux et modernes de l’histoire. « J’étais vraiment bouleversé à l’époque, parce que les puristes du blues détestaient le disque, racontera-t-il. Mais je n’essayais pas de transformer Muddy Waters en artiste psychédélique ; c’était un concept album, comme David Bowie en Ziggy Stardust. [...] Notre boulot, en tant que maison de disques, c’était d’aider [ces types] à gagner de l’argent. » De quoi prouver que le commerce a souvent fait bon ménage avec l’art.
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