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Licensed To Ill

Licensed To Ill

Beastie Boys

par Sylvain Golvet le 9 mai 2012

Paru en novembre 1986 (Def Jam/Columbia)

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Licensed To Ill n’est pas le 1er album rap à entrer dans le Billboard, mais c’est le premier à y être promu numéro un. Nuance importante, mais qui n’empêchera pas les reproches que l’on a auparavant faits à Elvis. Les Beastie Boys auraient dépouillé les Noirs de leur musique pour en faire de l’argent. Si l’on ajoute à cela qu’ils sont issus de la scène hardcore et que leur culture est majoritairement rock, il est assez compréhensible que le milieu hip-hop ne les ait jamais vraiment accueillis en son sein. De même que la majorité du public du groupe se compose en grande part de petits blancs de la classe moyenne. Reste qu’en 1986, les trois affreux jojos réalisent le hold-up parfait, un coup de génie même. Comme le dira Rolling Stone : « Three idiots create a masterpiece. »

En 1986, le hip hop n’en est pas à ses balbutiements, il a déjà ses stars, ses albums, ses scènes, mais il manque encore un élément qui le projettera à son rang actuel : le succès populaire. Ce n’est alors qu’une musique iconoclaste, underground, loin de la pop aseptisée qui sévit à l’époque. Le punk, lui, est fini depuis pas mal de temps, c’est presque devenu un cliché éparpillé dans divers sous-mouvements. Dont le hardcore. Une musique que joue les Beastie Boys à leur origine et jusqu’en 1984, croisant leurs instruments avec les Bad Brains et les Dead Kennedys. Puis Adam Horovitz (Ad-Rock) rejoint le groupe, mais c’est surtout la rencontre avec Rick Rubin qui sera déterminante. Signant le groupe sur le label Def Jam, il leur fera enregistrer Rock Hard en 1984, premiers pas dans une nouvelle configuration. Les trois lascars laissent de côté les instruments et se proclament MCs ! Deux ans plus tard, après une tournée remarquée en première partie de Run DMC, ils se lancent donc, avec ce Licensed To Ill, dans le genre qui fera leur succès. Sans pour autant renier d’où ils viennent.

La coexistence de deux univers a priori contradictoires est plus facilement envisageable si l’on prend en compte l’élément Rick Rubin. Le producteur, maintenant vénéré par l’industrie toute entière, tente à l’époque le grand écart. Un jour, il enregistre Reign In Blood. Un autre, c’est Public Enemy qui passe entre ses mains expertes. Issu lui-même de la scène punk, il se prendra de passion pour le rap grâce à Jazzy Jay, DJ de Zulu Nation, qui lui fera découvrir nombre de rappeurs et d’artistes. Il fonde alors le label Def Jam avec Russel Simmons, frère de Joseph Simmons de Run DMC. C’est avec eux d’ailleurs que se fera une des grandes collaborations entre rap et rock, Walk This Way, où, appelé par Rubin, Aerosmith vient rejouer son titre avec le trio et faire un carton. Avec les Beastie Boys, Rubin trouve alors des compagnons de jeux idéaux pour ce type de cross-over qu’il affectionne.

Rhymin & Stealin frappe fort d’entrée de jeu. Sur un beat d’une lourdeur infernale, piqué chez Led Zeppelin, les guitares de Black Sabbath s’abattent (!) comme des couperets, seulement rehaussé du rap braillard d’Ad-Rock, Mike D et MCA. Ce morceau est un bon exemple du pont que cet album représente entre deux scènes à priori opposé. Sur la totalité du disque, on croise dans les crédits aussi bien Kerry King, guitariste de Slayer, venu poser son style pour Fight for Your Right, que Run DMC, prêtant même une de leurs chansons Slow and Low aux blancs-becs. Un rapprochement avec le groupe noir encore plus flagrant en jetant une oreille à certains titres. Il suffit d’enchaîner le She’s Crafty des Beasties et My Adidas de Run DMC pour se rendre à l’évidence. Mêmes ambiances minimalistes reposant sur une rythmique percutante, augmenté d’un sample joué comme un riff, mêmes manières d’interagir entre MCs. Et cette habitude de frotter le hip hop à des guitares rock (remember Walk This Way) ne laisse planer aucun doute : Noirs et Blancs jouent dans la même cour.

Ainsi, Licensed To Ill n’est pas tout à fait du rap. Encore une fois, c’est bien comme des punks morveux que Mike D, MCA et Ad-Rock braillent dans leurs micros. Leurs voix sont nasillardes, haut-perchées, rauque même pour MCA. Et complètement typés blancs-becs avec ça. Mais ils compensent par un dynamisme qu’on entend assez peu aujourd’hui. Ils se répondent, s’interrompent, comme si chacun voulait faire plus fort, plus rapide que les deux autres, leur voler la vedette et être le meilleur. Soit comme ils le disent eux-même dans The New Style : « Some voices got treble, some voices got bass. We got the kind of voices that are in your face ! » [1]

Mais ce qui caractérise bien le groupe, c’est son ton parodique. Les Beastie Boys sont un peu les Inconnus ou les Nuls new-yorkais, portant haut cet étendard décalé, et ce n’est pas le clip-sketch de No Sleep Till Brooklyn qui vous fera dire le contraire, préfigurant le groupe Dousseur de Vivre des comiques français. Car en ces temps de garçons coiffeurs, de permanentes et de Jack Daniel’s, ces trublions préfèrent la bière bon marché et la barbe d’une semaine. Ils revendiquent ce ton potache jusque dans Fight For Your Right (To Party). Cette désinvolture sera d’ailleurs raillée deux ans plus tard par les moins drôles Public Enemy, pour lesquels le titre deviendra un Party For Your Right to Fight bien plus politique. En attendant ce titre est un vrai tube, avec son riff ravageur et son refrain à hurler à plusieurs (et bourrés, si possible). Une attitude parodique pas toujours comprise. Avec Girls, ils plongent avec ironie dans la misogynie la plus crasse, réclamant des filles « pour faire la vaisselle, pour laver [sa] chambre, pour faire la lessive… ». Pourtant mis dans une certaine perspective par le décalage de la musique sautillante, Mike D regrettera qu’une partie du public ait pris tout ça au premier degré. Qu’on se le dise, Licensed To Ill n’est pas un disque sérieux.

Pourtant, la culture du disque n’est pas si limitée. En piochant leurs sons à droite et à gauche, dans le jazz ou le funk, les B Boys annoncent ce qui sera plus tard leur marque de fabrique, cette ouverture musicale plus élevée que la moyenne et avide de différentes cultures. Donc pas si bas du front que ça, finalement. Ce qui donne à Girls une savoureuse rythmique caribéenne, ou à Brass Monkey une touche jazz destroy avec son saxo free. Sur Paul Reverse, c’est la rythmique jouée à l’envers qui donne au morceau son ambiance si particulière (due au départ à une erreur technique d’après Russell Simons). Et sous leurs aspects grossiers, les textes des trois MCs révèlent également des connaissances loin d’être limitées. Rien que Rhymin & Stealin comprend une bonne dizaine de références à la littérature d’aventures, anglo-saxonne ou autre, en citant L’Île aux Trésors ou Ali Baba et les Quarante Voleurs. Des références loin d’être anodines, puisqu’elles leur permettent de filer la métaphore qui définit leur musique, soit une bande de pirates pillant les trésors musicaux du passé. [2]

Braillard, vulgaire, parodique et branleur, Licensed To Ill est l’acte de naissance d’un groupe important qui n’aura de cesse de se renouveler. Sa production minimaliste et franche l’a préservé des marques du temps, et même s’il reste probablement moins abouti qu’un Ill Communication ou moins élaboré qu’un Paul’s Boutique, c’est toujours un album jouissif, au plaisir immédiat. Des morceaux comme She’s Crafty, No Sleep Till Brooklyn, Slow And Low en font un pur album de punk sans instruments, libre et moderne. Public et critiques ne s’y sont pas trompés, It’s the new style !

Article initialement publié le 4 novembre 2008.



[1"Certaines voix vont dans les aigus, certaines voix vont dans les graves. Nous avons le genre de voix qui vont dans ta gueule !"

[2Les Beastie Boys testeront d’ailleurs les limites de la méthode face aux droits d’auteurs, notamment en affrontant les avocats d’AC/DC, leur refusant l’utilisation d’un sample de Back In Black.

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Tracklisting :
 
1. Rhymin & Stealin (4:08)
2. The New Style (4:36)
3. She’s Crafty (3:35)
4. Posse In Effect (2:27)
5. Slow Ride (2:56)
6. Girls (2:14)
7. Fight For Your Right (3:28)
8. No Sleep Till Brooklyn (4:07)
9. Paul Reverse (3:41)
10. Hold It Now, Hit It (3:26)
11. Brass Monkey (2:37)
12. Slow And Low (3:38)
13. Time To Get Ill (3:37)
 
Durée Totale : 44:33