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Loaded

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The Velvet Underground

par Milner le 19 juillet 2011

paru le 4 septembre 1970 (Cotillion/Atlantic)

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Il y a les modes : les ascensions fulgurantes autant que fabuleuses d’artistes et de groupes révélés aussi soudainement qu’ils sont oubliés le mois suivant. Ou bien cette valse de visages et de notes, trop présentes et rapides pour pouvoir saisir et en apprécier les mille et un détails. Entre les deux, il y a celles, moins nombreuses, qui ont plus ou moins engendrées un pan entier de la musique contemporaine, catalysées l’évolution du genre, ont aidé à survivre (parfois sous perfusions) plusieurs générations parce que ses représentants sont sans doute parvenus à formuler la juste image d’un rêve enfoui dans l’intimité de chaque être. Joy Division était de cette espèce-là, look et style musical distingué ; Love également, en remontant dans le temps. Et puis, il y a The Velvet Underground.

Que faire après s’être imposé par le génie de la confidentialité ? Après avoir ironiquement fabriqué des apparences décalées et tellement avant-gardistes où tout le monde a donné tête baissée ? La réponse pourrait être : démonter la mécanique et montrer clairement que ce n’était là qu’un jeu destiné à fuir le succès en écartant avec une désinvolture masochiste tous les trucs qui ont assuré la reconnaissance critique de The Velvet Underground. Après des livraisons discographiques aussi brutales et innovantes que The Velvet Underground & Nico en 1967 et White Light/White Heat l’année suivante, 1969 avait vu le groupe sortir un troisième album homonyme au contenu contemplatif et charmeur mais hélas minoré du bassiste et violoniste John Cale, parti expérimenter dans son coin. Devant tant de signes contraires, le bassiste-chanteur Doug Yule, qui a joué avec The Grass Menagerie, un groupe de folk-rock de Boston, se joint au Velvet Underground. Un line-up stable, ce fut le point noir de la formation new-yorkaise pendant ses quatre années d’existence, aucun des quatre albums ne possédant les mêmes membres simultanément sur disque. Nico et Andy Warhol s’étaient fait évincer dès 1967 parce qu’ils empiétaient trop sur les bandes des leaders Cale et Reed et étaient « trop frimeurs » (dixit Tucker). Selon la légende, Yule est, entre autres détails, engagé parce qu’il est de signe astrologique « poisson » comme Lou Reed ; Maureen Tucker et Sterling étant « vierge », la balance était ainsi respectée.

Échaudé par l’insuccès croissant des ventes de disques en comparaison des critiques dithyrambiques de la presse spécialisée, Verve Records rend son contrat au quatuor. Il faudra attendre le printemps 1970 pour que Ahmet Ertegun, patron de la vénérable maison de disques Atlantic, joue les bons Samaritains et accepte de publier leur quatrième effort, qui sera pourtant leur coup de grâce. Désormais seul maître à bord, Reed compose un paquet de chansons qui esquissent sans le savoir sa prolifique carrière solo (Lou Reed et Transformer) et propose un songwriting en totale opposition avec ce qu’il écrivait trois ans plus tôt. La vie sur la Côte Est était beaucoup plus idéaliste que sur les rivages méridionaux du Pacifique et la scène californienne (alors le courant musical dominant) ainsi que des groupes tels que Grateful Dead ou Jefferson Airplane le rendaient malade, avec leurs fausses thérapies salvatrices à base d’hallucinogènes, de sermons et d’utopies collectives. Lui, le guitariste bouclé de Manhattan, racontera des textes urbains, orientés sur la ville, les rues, et pour la première fois sous des apparences rêveuses, spontanées et colorées, un territoire de grandeur où la magie est possible, presque la rédemption d’un faux portrait qu’il aurait laissé de New York depuis trop de temps.

Découverte du rock via le personnage autobiographique de Jenny (Rock & Roll), réponse cinglante aux inepties FM californiennes (Who Loves The Sun), récit instantané d’un New York perceptible (Cool It Down, Train Round The Bend) tel un touriste en ballade dans Big Apple, ode à l’écrivain William Burroughs sur la sautillante Lonesome Cowboy Bill, la matière est surprenante et ravit l’ensemble de l’équipe de management du groupe, principalement Steve Sesnick, successeur de Warhol, qui organise des séances de studio au début de l’été. Problème, la batteuse Moe Tucker, enceinte, ne pourra participer aux sessions d’enregistrements. Yule s’improvise alors batteur, ainsi que multi-instrumentiste et prend une part de plus en plus grandissante aux décisions et à l’orientation de l’album à venir. Ce qui semble agacer légèrement le Lou qui se voit une nouvelle fois contraint à de larges concessions. Parallèlement à ces chamailleries de studio, Sesnick avait pensé qu’en signant ses poulains chez Atlantic, ils allaient connaître une distribution et un plan marketing digne de ce nom et enfin commencer à vendre. Voyant l’ambiance conflictuel qui émergeait depuis quelque temps, le manageur décide de tourner la situation à son avantage et choisit de mettre en avant Yule dans l’ombre des studios, au détriment de l’homme en noir. Comme l’expliqua plus tard Doug Yule, pour mieux régner, Sesnick les a montés l’un contre l’autre : « Il disait à l’un : “Fais attention, il va essayer de te baiser. ” À l’autre : “Mets-toi en garde, c’est un dingue.” Si bien que nous ne nous parlions plus. Il faisait tout pour nous empêcher d’avoir une explication entre nous. Sesnick était un beau parleur. Je lui faisais aveuglément confiance. Je suis resté longtemps fâché avec Lou Reed, qui, lui, pendant deux ans, a vécu en véritable reclus.  »

À la fin de ces séances nerveusement épuisantes, Sesnick concocte quelques dates au Max’s Kansas City, les dernières du groupe avec Reed. Dépourvu de batteur, Yule fait appel à Billy, son frangin pour participer aux concerts et l’invite généreusement en studio. C’en est trop pour le fondateur historique qui s’enfuit le 23 août 1970, en plein mixage et conscient que sa « chose » ne lui appartient plus. Doug Yule prend alors le pouvoir, mixant le disque d’une façon tellement standard et inédite qu’il est difficile de dire au final si Loaded est bien toujours un disque du Velvet Underground lorsque si peu de ses membres sont encore concernés par l’aventure. C’est qu’il ne faudrait pas oublier que malgré tout, les dix titres de l’album sont composés par Lou Reed. Jaloux, Yule efface sa voix pour chanter lui-même sur quatre titres (Who Loves The Sun, New Age, Lonesome Cowboy Bill et Oh ! Sweet Nuthin’), tronquera la fin de New Age, se créditera généreusement multi-instrumentiste et co-compositeur en plaçant son nom en première ligne, le tout sous couvert de la mention plus qu’erronée « All songs written and performed by The Velvet Underground ». L’album paraît le 4 septembre 1970 et est bien évidemment radicalement différent de ce qu’avait escompté son créateur ainsi que les fans de la première heure. La batterie est tellement subtile et mise en avant, la production est tellement léchée, les harmonies sont tellement irréelles (clin d’œil aux Beach Boys sur Who Loves The Sun, resucée ad lib du Hey Jude des Beatles sur Oh ! Sweet Nuthin’) que tout porte à croire que c’est un autre groupe qui joue. C’est en partie vrai. En partie seulement car il est aisé de reconnaître que New Age, Head Held High et I Found A Reason sont dans la pure tradition des premiers albums. Les morceaux de bravoure sont bien évidemment Rock & Roll et Sweet Jane, deux titres qui sonnent curieusement comme des transfuges de son premier album solo. Dès les premiers accords de Sweet Jane, le public ne cessera d’acclamer ce titre ainsi que son géniteur comme s’il était le dépositaire de la plus pure tradition rock’n’rollienne contemporaine, qu’elle soit loureedienne ou pas.

Pour une fois, des titres sont diffusés en radio et le combo décuplera ses ventes sans pour autant vendre par charters. Une tournée sur la Côte Est et en Europe est même prévue. Pour appuyer ce contenu ouvertement commercial, disons que la pochette de l’album y est sans doute pour quelque chose. L’illustration de vapeurs magenta émanant d’une bouche de métro, comme pour dire que The Velvet Underground, jouant au sous-sol, a enfin mis de l’eau dans son vin. L’air y est plus respirable, l’atmosphère plus reposante. Image plus conventionnelle au ton plus optimiste qu’à l’accoutumée. Chant d’un cygne décharné, Loaded est l’image la plus sincère du jour et de la nuit. Le jour, vibrant de vie, Lou Reed et ses comparses proposent les titres les plus égayés de leur répertoire tout entier. La nuit, l’abandon et le spleen refont surface à travers quelques perles ciselées. Peu après sa parution, le groupe jettera l’éponge avant de ressurgir malencontreusement sous l’impulsion de Yule et d’amis musiciens, le temps d’un Squeeze aussi insipide qu’oubliable. Ce qui vaudra une célèbre réplique de Lou Reed quelques années plus tard : « J’avais émis l’espoir que l’intelligence qui habita certains romans ou certains films s’insinueraient dans le rock. » Ce n’était visiblement plus le cas.

Article initialement paru le 10 avril 2007.



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1- Who Loves The Sun (2’45")
2- Sweet Jane (3’15")
3- Rock & Roll (4’39")
4- Cool It Down (3’04")
5- New Age (4’39")
6- Head Held High (2’56")
7- Lonesome Cowboy Bill (2’43")
8- I Found A Reason (4’14")
9- Train Round The Bend (3’21")
10- Oh ! Sweet Nuthin’ (7’23")
 
Durée totale : 39’18"