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par Le Daim le 9 octobre 2007
paru en novembre 1974 (Virgin EG Records)
C’est forcément avec angoisse qu’on aborde la critique du travail d’un groupe comme King Crimson. Déjà parce qu’il serait maladroit, voire insultant, d’attribuer à cette musique l’étiquette pourtant souvent employée –mais violemment refusée par le vrai-faux leader Robert Fripp- de rock progressif. Le guitariste compositeur a en effet toujours revendiqué la liberté d’emprunter tous les chemins possibles de la création… Et il l’a fait. Ensuite parce que l’œuvre de King Crimson, bien que présentant divers visages, se caractérise par cette manière d’aller toujours plus loin, de repousser les limites tant du fond que de la forme. L’auditeur lambda qui découvre King Crimson comprend vite qu’il devra oublier tous ses acquis, ces codes sur lesquels repose depuis des décennies la musique rock, et faire preuve d’une disponiblité émotionnelle totale pour à la fois sentir et comprendre ce qu’il est en train d’écouter. La musique du Crimson n’a pas cette douceur aguichante de la pop conventionnelle, elle ne vous lance pas d’œillades charmeuses pour vous entraîner dans son lit. Chez Fripp & Cie, le client n’est pas roi ; c’est à l’auditeur de s’adapter immédiatement et radicalement. Marche ou crève, en quelque sorte. Et si on choisit d’entrer dans cet univers, il faut s’attendre à quelques sévères traumatismes.
D’aucuns ne supportent pas cette sorte de violence musicale et referment immédiatement la porte qu’ils ont ouverte pour retourner à des choses plus identifiables, lisses et paisibles. Les autres ne peuvent aller qu’au bout du voyage et en revenir transformés, mais comment pourraient-ils trouver les mots justes pour décrire ce qu’ils ont éprouvé pendant ce voyage, tant ce dernier exposa à leurs sens des atmosphères complexes, ambivalentes ?
Tout cela pour vous dire à quel point mon enthousiasme à chroniquer ce Red, huitième album du groupe paru en 1974, n’eut d’égal que mon appréhension devant la tâche à accomplir. J’ai probablement écouté cet opus plus d’une centaine de fois, et ce fut toujours avec la même émotion, le même sentiment d’être face à un monument totalement singulier. Jamais je n’ai pu écouter ce disque d’une oreille distraite. Chaque minute de ce monument atypique continue de me remuer les tripes, de me surprendre, de m’interpeller. Qui plus est, comment aurions-nous pu exclure plus longtemps des Incontournables cet OVNI qui acheva de tordre le cou aux idéaux hippies tellement assimilés au rock psychédélique ? Red était trop brutal, trop flippant pour les branleurs fumeurs de cannabis et les jazzmen en col-roulé, trop intello pour les hardos, et tout bonnement incompréhensible voire insupportable pour les oreilles et les nerfs du commun des mortels. Même les fans du Crimson, qui gardaient la pochette de In The Court... sur leur table de nuit pour décorer ne ressortaient que rarement l’objet maudit de leur discothèque. On aimerait bien pouvoir affirmer que Red préfigurait tel genre musical, mais plus de 30 ans après sa sortie, il faut bien admettre que ce n’est pas le cas. Reste donc cet objet totalement unique, cauchemar urbain ne laissant entrevoir que quelques vagues lueurs à travers un ciel d’un noir d’encre. King Crimson reléguait au rang de jolie comptine pour fillettes The Dark Side Of The Moon du Floyd, paru une année auparavant... C’est dire !
Par quoi commencer ? Peut-être par le plus évident : la pochette. Pas de quoi fouetter un chat, on fait ici dans une pertinente simplicité, toute en rudesse. Il s’agit d’un portrait low-key des trois membres du groupe, à savoir William « Bill » Bruford (percussions), John Wetton (chant et basse) et bien sûr Robert Fripp (guitare et mellotron). La photographie est de Gered Mankowitz, un monsieur qui a fait (et continue de faire, d’ailleurs !) beaucoup pour le rock. Les visages des trois musiciens, exposés sur fond noir, sont brutalement éclairés de profil et s’enfoncent à l’opposé dans la pénombre la plus dense. Entre la nuit et le jour, point de moyen-terme donc sauf peut-être le rouge écarlate du sang qu’évoque le titre de l’album. Au dos de la pochette, un Vu-mètre et son aiguille au taquet, dans le… rouge. Voilà. Le ton est donné : ce que contient cette boîte de Pandore ne fait aucune concession ni à l’intellect ni au cœur, et l’auditeur doit se préparer à un sérieux passage à tabac. Toutes les règles seront chamboullées et on en resortira certainement pas indemne.
L’album débute sur les chapeaux de roue avec un titre éponyme et instrumental : Red. Le morceau se construit sur un riff de guitares harmonisées terriblement acéré. La basse de Wetton est lourde. La rythmique de Bruford brutale et complexe supporte la composition en une suite incessante de breaks invraisemblables, sans jamais dépasser un mid-tempo angoissant. Puis Fripp déclenche son phaser, effet électronique glaçant, et ouvre la porte au suspense installé par un violoncelle menaçant. S’en suit une lente montée en puissance assez caractéristique de toutes les compositions de cet album : l’auditeur est piégé dans un univers hostile, étouffant. Il ne sera libéré qu’après le retour au désormais familier thème initial.
Comme pour faire écho au titre précédent, Fallen Angel débute par un accord mineur tenu dans les graves mais nous plonge soudain dans une atmosphère beaucoup plus paisible, celle d’une magnifique ballade où l’on retrouve le son typique de Fripp, tout en riches harmoniques, potentiomètre de tonalité à zéro. La voix lyrique de Wetton interprète une superbe mélodie, en duo avec le saxophone soprano de Mel Collins. Toutefois l’accalmie ne pouvait-être que de courte durée tant il est vrai qu’il est question de la violence dans les grandes agglomérations américaines :
Lifetimes spent on the streets of a cityMake us the people we areSwitchblade stings in one tenth of a momentBetter get back to the car
Le climat de terreur de Red s’insinue donc à nouveau via des arpèges de guitare saturée qui pulvérisent le rythme initial pour le transformer en une valse sinistre et lancinante. Le saxophone se mèle à cette partie répétée ad lib, puis tous les autres instruments en de sublimes entrelacs jusqu’au final d’une intensité énorme, magnifié par un solo de trompette hystérique.
One More Red Nightmare entraîne l’auditeur un peu plus loin dans son voyage aux extrêmes de la folie urbaine. Ce titre constitue une ressucée de Red : le son en a bien la ruguosité, la progression harmonique est similaire et la rythmique tout aussi aggressive et dynamique. Le tempo est néanmoins plus rapide, et des cuivres viennent enrichir le tout ainsi que des percussions synthétiques qui ajoutent à la froideur du morceau.
Providence est une longue improvisation qui s’ouvre avec un violon solitaire (celui de David Cross, fidèle du groupe mais uniquement crédité en tant que collaborateur sur ce disque). Quelques larsens émergent de ces ténèbres à peine illuminées, rejoints par des notes de basse saturée sévèrement bastonnées et des percussions claquantes comme des détonations d’arme à feu. King Crimson montre ici son attrait pour la musique contemporaine, ostensible sur l’album Islands, en usant de dissonances et de rythmes destructurés. Relativement paisible au départ, Providence cumule lentement les tensions pour finalement exploser. La basse reprend le thème principal de One More Red Nightmare ; il y a là quelque chose d’obsessionnel qui colle parfaitement à la dimension névrotique de l’album tout en lui conférant une cohérence supplémentaire.
L’album s’achève avec son plus long morceau, le sublime Starless. Qui a déjà entendu le chef d’œuvre In The Court Of The Crimson King (1967, premier album du groupe) se sentira ici en territoire connu. Starless rappele en effet beaucoup Epitath avec ses nappes de cordes synthétiques, sa guitare ethérée et son évocation bouleversante d’une tristesse infinie. C’est aussi de la solitude du deuil qu’il est ici question. La voix de Wetton et le saxophone donnent d’irresistibles frissons et d’un seul coup on se sent nous aussi très seuls et malheureux. Mais –on devrait l’avoir compris- il est hors-de-question de nous laisser stagner dans cet état d’esprit ! Et voilà donc que Fripp impose un de ces arpèges vicieux dont il a le secret : deux petites notes aigues et tranchantes, parfois transposées en de subtils allers-et-retours dans le registre. Le rythme de ces arpèges subit des décalages de façon anarchiques alors que basse et batterie viennent structurer le tout de façon métronomique : c’est un des miracles propre à King Crimson, un exemple de ce qui a pu pousser certains critiques à affirmer que ses musiciens étaient parmi les meilleurs du monde dans leur domaine. Fripp travaille une fois de plus à la montée en puissance du morceau, poussant sa guitare aux limites possibles des aigus jusqu’à l’intorélable pour l’auditeur. Rarement musique plus oppressante fut conçue, et lorsqu’enfin cette guitare suppliciante relâche son étreinte ce n’est que pour laisser place à une improvisation free-jazz ultra-rapide qui fait la part belle au saxophone dément de Ian McDonald. Nous revenons en territoire connu à la fin du morceau : le thème initial est repris en grande pompe et Starless s’achève de façon grandiose, à la manière d’une symphonie. L’auditeur, lui, en reste sans voix, complètement éberlué. Mais, comme on dit, le silence après King Crimson… C’est aussi du King Crimson !
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