Pochettes
Zoot Allures

Zoot Allures

Frank Zappa

par Emmanuel Chirache le 3 juin 2008

Paru en octobre 1976 (Warner/Rykodisc)

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Difficile à croire, voici pourtant la seule photo de groupe à orner une pochette de Frank Zappa. Certes, du temps des premiers Mothers, certaines couvertures - à savoir Freak Out ! et We’re Only In It For The Money - affichèrent le groupe, mais l’une est trafiquée, l’autre une grotesque parodie. On peut donc considérer Zoot Allures comme l’unique fois où l’on aperçoit véritablement Frank Zappa et ses musiciens sur une pochette. La chose est d’autant plus singulière que, Bozzio et Zappa mis à part, ceux-ci n’ont pas joué sur le disque ! A l’extrémité gauche, le contrebassiste Patrick O’Hearn n’a pas encore participé à la moindre tournée avec Zappa tandis qu’à l’autre extrémité, assis sur son tabouret, le pianiste Eddie Jobson débute aussi l’aventure. Toutefois, cette bizarrerie n’explique pas à elle seule l’originalité de la superbe photo prise par Gary Heery.

Premier point remarquable, Zappa abandonne ici l’esthétique surchargée, boursouflée de freak attitude et archi-référencée de Cal Schenkel, auteur des dessins incroyables de 200 Motels, Over-nite Sensation ou One Size Fits All, et superviseur malgré tout de la direction artistique de ce Zoot Allures. A la place, Zappa lui substitue une simple photo dont la lumière crue révèle, à condition de bien s’y attarder, certaines facettes du nouveau tournant pris par le chanteur. Derrière ce portrait de poseurs au look savamment étudié se profile un disque à l’image de sa pochette. Froid, ascétique, essentiellement rock, commercial et provocateur à la fois. Car Zappa a décidé de riposter face aux défis qui remettent en question sa carrière : la séparation définitive avec les Mothers d’une part, la confrontation à l’évolution du rock de l’autre. En 1976, le punk anglais commence en effet son ascension, alors que l’art rock et les courants minimalistes de la musique expérimentale font florès. De la même façon qu’il avait critiqué les hippies durant les années soixante, Zappa dénonce ici les soubassements commerciaux de mouvements qui revendiquent une pureté, une rébellion, une authenticité souvent contrefaites.

Pour ce faire, le compositeur épouse volontairement une esthétique plus punk que freak et récupère les stratégies marketing aliénantes de l’establishment rock. Une sorte d’entrisme trotskyste, qui pénètre le système pour mieux l’aider à s’effondrer. D’où cette pochette de gravures de mode (« Aucun style musical ne peut survivre s’il ne s’accompagne d’une révolution vestimentaire », dira Zappa) et de rebelles imposteurs. Imposteurs à double titre d’ailleurs, puisque nous l’avons dit, la moitié des musiciens n’apparaît pas sur l’album, preuve qu’on peut manipuler à loisir une audience qui prend un malin plaisir à se faire entuber. Que ce soit en se trémoussant sous les boules à facettes ou en achetant des 33 tours estampillés "révolutionnaires" par des publicitaires avisés. Le disco cartonne en réduisant les musiciens à des platines qui diffusent une musique prête-à-danser ? Zappa réplique en jouant quasi seul la totalité des instruments de Zoot Allures et place en fin du disque un ultime camouflet, ce Disco Boy hilarant et pathétique. Le punk porte aux nues l’élan de la jeunesse et voue aux gémonies les vieilles gloires du rock ? Du haut de ses 35 printemps, Zappa s’entoure de gamins, tels que Terry Bozzio, 25 ans, à la batterie, Eddie Jobson [1], 22 ans, aux claviers, et enfin Patrick O’Hearn, 22 ans, à la basse. Sur la photo, tous regardent l’objectif avec l’air ahuri de leur âge. L’air de pas y toucher. Au milieu, le maître de cérémonie à moustache exhibe ses parties dans un pantalon moule-burnes d’une blancheur écarlate hyper chic. Fringues cintrées, godasses à talonnettes, cheveux longs et silhouettes androgynes, la fraîcheur de l’ensemble détone avec la maturité conceptuelle des précédentes pochettes du compositeur.

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Esthétique punk et glam pour un Zappa en pleine tourmente

Une telle image paraît sans doute banale (en dépit de sa beauté) au regard de l’histoire, elle n’en reste pas moins une formidable audace pour un homme comme Zappa, habitué aux outrances visuelles et peu enclin aux compromis. En agissant ainsi, celui qu’on surnomme le Grand Wazoo prête le flanc aux reproches de ses fans autant que de ses détracteurs. Les tentatives de séduction qu’il opère auprès du grand public ne convainquent ni les uns ni les autres, peu sensibles à ce revirement de la part d’un artiste dont l’art conserve en outre toute sa complexité. Même si Zoot Allures prétend revenir à un rock davantage brut et dans l’air du temps, rempli de guitare à tous les étages, il parvient toujours à prendre un recul désabusé et ironique sur le petit monde de la musique. Les compositions, presque toutes géniales, récupèrent certains effets de mode pour mieux les tourner en dérision. « Elles touchent à l’extrême au formatage médiatique, estime le biographe Christophe Delbrouck, au polissage dans une froideur futuriste, avec des évocations au surréalisme, teintées de gimmicks farceurs et par cette morbidité latente dans laquelle se complaisent les nouveaux teenagers. » Un florilège un brin perturbant pour la jeunesse des seventies. Résultat, le disque peine à se hisser à la 61e place des ventes loin derrière Kiss, rappelle encore Delbrouck.

Facilement irascible, Zappa tirera ensuite à boulets rouges sur les punks : « Les gens impliqués dans le milieu punk n’étaient pas des musiciens. C’était juste des types qui avaient une certaine allure et qui furent rassemblés par des promoteurs leur disant de faire ceci ou cela. Les Sex Pistols en sont un exemple typique. [...] Le mouvement punk illustre les extrêmes auxquels en arrivent les maisons de disques pour vendre leur produit. Les gens sont si conditionnés que si on leur dit qu’il y a quelque chose de nouveau, il faut qu’ils achètent. J’ai entendu quelques groupes punks faire des choses musicales appréciables, à la façon de Blondie par exemple. Mais le mouvement punk dans son ensemble n’est pas une critique sociale, c’est du mercantilisme. » Une aigreur bien compréhensible quand on sait à quel point les projets underground de Zappa dépendait du succès financier de ses albums plus accessibles. Beaucoup d’idées ambitieuses du compositeur seront ainsi tuées dans l’œuf faute de crédits... Il n’empêche, bien souvent les disques "alimentaires" de Zappa déploient plus de génie et d’invention que ses incursions sur les plates-bandes de la musique savante ou contemporaine. Et à choisir entre la pochette de Jazz From Hell et celle de Zoot Allures, on jettera notre dévolu sur la seconde. Sans la moindre hésitation.

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[1Le garçon fait déjà des merveilles à l’époque en accompagnant Roxy Music.

Vos commentaires

  • Le 12 novembre 2011 à 05:33, par Zappa In France En réponse à : Zoot Allures

    "Z" albums officiels montrant le groupe en couverture :

    • Freak Out Lp/ 1965
    • We’re in It For The Money Lp/ 1968
    • Ruben and The Jets Lp/ 1968
    • Mothermania Lp/ 1969
    • Zoot allures Lp/ 1975
    • I Dont Wanna Get Drafted Single/ 1980

    MUSIC IS THE BEST !

  • Le 12 novembre 2011 à 13:14, par Emmanuel Chirache En réponse à : Zoot Allures

    Oui, j’ai cité les 2 premiers !

    Mais Ruben and The Jets est un dessin, et Mothermania est une compilation, je voulais parler d’une photo pour une pochette de LP. Cela dit, merci beaucoup pour les précisions, je n’avais jamais vu la pochette du single de "I Don’t Wanna Get Drafted" !

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