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par Psymanu le 16 janvier 2007
paru en novembre 2006 (EMI)
Huit ans de silence. Une éternité pour qui porte ce vieil allumé en haute estime, et une éternité quasiment génératrice d’inquiétude. Merde, quoi, la "scène française" a le vent en poupe, ils sont nombreux à jouer les poètes, à vouloir enfin montrer, parfois pompeusement, certes, à notre pays, qu’il porte bien en lui les germes du rock, mais d’un rock qui s’appuie fort sur les textes, et sur la personnalité de leur auteur. Tellement nombreux aujourd’hui qu’on en oublierait presque celui qui fut parmi les pionniers, parmi ceux qui ont vraiment tenu à mettre la folie au service de l’ambition créatrice, et vice versa, en piquant des trucs à droite à gauche, dans chaque courant que le vent a pu porter d’ailleurs, mais sans se diluer pour autant dans ces modes qui naissent et meurent trop souvent avec ceux qui ont trop marché dedans.
Inquiets, ouais. Qu’est-ce que t’as foutu pendant tout ce temps, Jacques ? On en était à se dire que t’étais cramé, ou même malade. D’ailleurs, manifestement, toi aussi t’as flippé, à l’heure de te remettre au turbin, puisque tu racontes que t’avais la trouille, celle de devant la page blanche, celle de plus savoir faire tout ça, illuminer des galettes et en faire rejaillir l’éclat sur nos vieilles platines. Toi, Jacques Higelin, t’aurais plus rien à nous dire ? Allons donc, ne fais pas l’enfant, tais-toi et chantes.
Queue De Paon pose le postulat de départ : Amor Doloroso est un disque sexy, sexuel, sensuel. Faudra faire l’amour en l’écoutant, c’est obligé, ne discutez pas, vous vous priveriez connement d’une source sonore d’inspiration qui touche au mystique, et au fascinant mystère des alchimies corporelles. Les arrangements orientaux rajoutent en plus cette touche d’exotisme qui emplit l’imaginaire des senteurs d’autres pays, où il fait chaud et moite, où il fait bon se liquéfier. Ça parle de vibrations, d’horizons lointains, de feu qui couve, et il nous le met, le feu, à causer jouissance, et longues queues, de paon, de serpent. Mais c’est pour qu’on le fasse tourner, ce brasier, pas pour qu’on le garde, "pour toi, mon amour". D’abord solennel et minimaliste, ce titre se fait plus dense à chaque seconde, entête, ennivre. Il y a du blues, dans Prise De Bec, dans ses sonorités slidées et dans la voix papier de verre du chanteur. Du blues comme il en faisait déjà sur BBH 75, ce qui nous ramène loin mais le mec est manifestement demeuré intact, juvénile comme seuls ceux qui voient malgré eux le temps filer entre les doigts et le crépuscule faire des clins d’yeux savent le redevenir.
Il faut l’entendre faire siffler ses "s" à la Gainsbourg, avec une même lubricité, sur Ice Dream, sur une musique dont le refrain peut rappeller Tombé Du Ciel, mais avec une économie de mots qui laisse voir l’habileté avec laquelle Higelin sait les choisir. D’ailleurs, L’Hiver Au Lit À Liverpool peut laisser exploser à la face de l’auditeur la perfection de son texte. Des airs jazzy, des approximations et hésitations vocabulaires superbement feintes. Trenet est partout sur cette plage, il ne se cache même pas, parce qu’il sait que le Jacques ne le plagie pas, et ne lui prend que pour lui rendre : hommage. et puis cette finesse, cette pudeur, sur Se Revoir Et S’Emouvoir, un spleen d’adieux sur le quai de la gare dont on sait la douleur mais qu’il ne prend même pas la peine d’enfoncer avec un clou puisqu’on le lit très bien derrière son sourire et la malice de son regard.
"Ce soir dans la forêt sacrée, j’ai l’honneur de vous saluer, déesses et magiciennes, pour moi Mr Jack O’Lantern, banni de l’enfer et du ciel". On se croirait dans Champagne !, mais c’est Halloween, et puis finalement ça n’a rien à voir, sauf ce point commun : c’est écrit et déclamé avec une classe absolue. Classes aussi ces arrangements, bon sang il ne s’est pas foutu de lui, Rudolphe Burger. On sait comme il est facile de sonner pompeux lorsqu’on joue les délirants lyriques, mais ici on plane dix mille lieues au dessus de tout ça, et au dessus de tout le monde, tiens. Crocodail est un morceau black, un peu funky, un peu rap aussi, le flow d’Higelin est sobre mais souple, avec ce sens de la juste accentuation pile sur le phonème qu’il faut. Sa voix se fait parfois sépucrale, et pourtant, jamais la morosité ne se pointe, même au loin, même tout au bout d’un horizon infini. Y a tout qui coule comme un ruisseau dans la campagne, on dirait que c’est trop facile, pour lui, qu’il le balance par dessus la jambe dans un clin d’oeil complice.
Higelin, c’est un mec "cool", définitivement. Et si on peut chialer sur Ici, C’Est L’Enfer, c’est avec cette même retenue, cette dignité qu’il affiche à tout va, parce que la mélancolie c’est un souffle doux, chaud et fragile sur et sous la peau, et qu’à trop la souligner on se la gâche. Ai-je dit que cette chanson est magnifique ? Faut pas, faut se taire et la vivre, et on l’a tous vécue. Encore une histoire de train qui sépare les amants sur Amor Doloroso, ce disque donne envie de soigneusement foutre le feu à chaque gare qu’on croisera, mais on ne le fera pas parce que finalement il nous resterait quoi sans les amours douloureuses ? L’illusion de l’existence, sans doute, parce que la vraie vie on ne la sent jamais aussi intensément couler dans nos veines qu’aux inéluctables instants où il faut se dire adieu. C’est l’ambiguité de nos psychés, amor doloroso mais amor adorado, voire amor adorado parce qu’amor doloroso. Encore un titre poignant, et il a la main ferme, Jacques, juste là, sous la poitrine, là où ça palpite, il serre, le salaud, à coups de mots simples, mais les bons, les vrais. J’T’Aime Telle, on omet le "ment". Songe... Une petite ballade accoustique toute en fraîcheur, pour sa fille Izia, qui soulage un peu après ce qui précède. On devine les étoiles de ses yeux lorsqu’il la fredonne. Le disque s’achève avec une nouvelle déclaration sentimentale, pleine de violon et de piano, voix bien en avant et belle comme elle le fut toujours, comme insensible à l’épreuve du temps.
Amor Doloroso est une réussite totale, un petit miracle à (faire) écouter de toute urgence, à tous ceux qui vous sont cher. Un album intimiste mais généreux, modeste quoi qu’immense, un de ses tout meilleurs, faut-il le préciser, et pourtant il en a couché sur bande, des heures de musique. Comme quoi le talent n’est pas forcément de ces choses qui se fânent, lorsqu’on a du respect pour son art et pour son public. Ne dites rien après son écoute. Sauf "merci".
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