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par Emmanuel Chirache le 4 août 2008
Paru en 1975 (CBS / Epic)
L’origine. Voilà ce que certains historiens de la musique ou d’ailleurs aiment à explorer pour chercher des réponses à leurs questions. Parfois hélas, remonter ainsi le temps aboutit davantage à obscurcir la nature même du phénomène étudié qu’à l’éclairer. Aussi peut-on regretter de lire dans le livre par ailleurs très intéressant de Bruno Blum, intitulé Les Sex Pistols, le Clash et l’explosion punk [1], une relecture de l’histoire de la musique populaire à travers le prisme d’un seul genre. Appartiennent soudain aux "racines du punk" Big Bill Broonzy, Bo Diddley, Woody Guthrie, Little Richard ou encore Django Reinhardt... Un raccourci téléologique qui fait de bluesmen ou de chanteurs folk des punks qui s’ignorent. Ce qui ne manque pas d’altérer à la fois l’essence (elle-même très diverse) de ces styles mais aussi celle du punk. Car pour dégager quelque vérité d’un objet, il faut circonscrire au maximum ses frontières, tant historiques que géographiques ou conceptuelles. C’est pourquoi nous préférons croire que le punk américain naît véritablement avec les Dictators.
Ces derniers peuvent même être définis comme les Nicéphore Niepce du punk. Nicéphore Niepce, c’est ce chercheur qui inventa la photographie avant de s’en faire dépouiller la gloire et la paternité par son ancien collaborateur, Jacques Daguerre, lequel fit fortune et baptisa modestement le procédé "daguerréotype". De la même façon, les ’Tators se sont fait cocufiés en beauté par l’Histoire. Attitude rebelle, auto-dérision, humour provocateur, riffs courts et efficaces à l’opposé de la musique en vogue, influences du rock de Detroit, blousons en cuir, look négligé : à bien des égards, leur premier disque Go Girl Crazy ! a posé les fondements de la scène punk new-yorkaise. Legs McNeil confie volontiers sa dette envers le groupe : « Tout le concept du magazine Punk venait de deux sources d’inspiration : Harvey Kurtzman, le caricaturiste qui avait fondé le magazine Mad, et Go Girl Crazy ! des Dictators. [...] C’est pour ça qu’on a lancé le magazine, pour pouvoir traîner avec les Dictators. » [2] Pourtant, 3 000 petits exemplaires vendus plus tard, le groupe se faisait lourder par le label Epic et implosait faute de réussite, tandis que les Ramones entamaient une carrière fameuse en reprenant les mêmes ingrédients. En résumé, les Dictators ont planté l’arbre du punk made in NYC, mais d’autres en ont recueilli les fruits.
L’histoire des Dictators commence vers 1972, lorsque Andy Shernoff, futur bassiste, chanteur et compositeur du groupe, décide d’abandonner son fanzine Teenage Wasteland Gazette pour devenir lui-même une rock-star. Au cours de fêtes déjantées, il rencontre les guitaristes Ross ’The Boss’ Friedman et Scott Kempner, avec lesquels il va fonder les Dictators. Plus tard, le batteur Stu Boy King sera recruté par petites annonces, avant que Handsome Dick Manitoba, dont le vrai nom est Richard Blum, ne rejoigne la bande. Avec sa gigantesque coupe afro et ses déguisements de catcheur, Manitoba s’est vite imposé comme un personnage unique en son genre. Les histoires rocambolesques contribuant à sa légende ne manquent pas, depuis son appétit d’ogre (au menu, une vingtaine d’oeufs par jour et des commandes gargantuesques au restaurant) jusqu’à la mémorable bagarre avec le dragqueen Jayne County [3], en passant par divers états de service sous Quaaludes, un anxyolitique pour traiter l’insomnie devenu une drogue populaire dans les années 70. Et ce n’est pas tout. Employé d’abord comme roadie, le garçon maltraite l’équipement, bousille les camionnettes de location, égare les amplis... bref, mieux vaut lui confier un micro pour chanter. D’autant plus que Manitoba fait preuve d’un charisme exceptionnel lorsque le groupe le laisse s’égosiller sur Wild Thing pendant un rappel. La folie s’empare alors du public, qui se met à hurler, grimpe sur les tabourets, en réclame encore plus et jette des bouteilles à travers la salle. Handsome Dick Manitoba était né. Il contribuera en partie à faire de Go Girl Crazy ! un album culte.
Musicalement, le disque repose avant tout sur l’alliance entre le proto-punk du MC5 ou des Stooges, et l’influence de groupes divers allant des Who au Chocolate Watchband. On peut même y trouver de la pop californienne, comme en témoignent la reprise de I Got You Babe de Sonny et Cher, mais surtout celle de California Sun, un hymne à la gloire de la Californie chanté en 1964 par les Rivieras, pourtant originaires de l’Indiana. Mieux encore, la géniale parodie de surf rock (I Live For) Cars And Girls ressemble à du Beach Boys sous Quaaludes justement, avec des harmonies vocales qui tournent en dérision le rêve californien de toute l’Amérique :
We’ll take a trip out to the west’Cause the coast’s the most’Cause the surfin’s bestThe fastest car and a movie star are my only goals in lifeIt’s the hippest scene, the American dream and for that I’ll always fight
Il faut d’ailleurs prendre l’ensemble des paroles de Go Girl Crazy ! au second, voire troisième degré. Un véritable défi intellectuel pour certains programmateurs radio incultes, qui ne saisirent pas toute la malice de chansons sulfureuses comme l’excellentissime Back To Africa ou le très punk Master Race Rock. A l’époque, la navrante étiquette "Parental advisory - Explicit lyrics" n’existe pas, mais les Dictators vont faire les frais d’une censure plus redoutable encore, celle de la diffusion sur les ondes. A bien y regarder, seule une bande d’abrutis élevés au politiquement correct pouvait prendre au pied de la lettre des textes dans lesquels des rockeurs, par ailleurs Juifs pour la plupart, prétendent appartenir à une race de maîtres sans grâce ni style :
We’re the members of the master raceGot no style, and we got no graceSleep all night, sleep all dayNothing good on t.v. anyway !
Mis bout à bout, tous ces morceaux forment une sorte d’opérette dédiée à l’adolescence, une anthropologie comique d’un mode de vie dans ce qu’il a de plus ludique, mais aussi de plus stupide et arrogant. D’où des obsessions récurrentes pour la junk food, la télévision, la célébrité et les voitures. Certains textes ont même été directement inspirés à Shernoff par les excentricités de Handsome Dick Manitoba, notamment ceux de Two Tub Man et Teengenerate, cette dernière étant une petite prouesse de power pop décrivant une journée type de Manitoba :
You can bet that he’s no Mickey MouseGive me an hour, and I’ll destroy your houseEatin’ eggs all day longSleepin’ with the TV on
Au-delà de la satire, les compositions de Shernoff s’avèrent également d’une incroyable qualité musicale. Il suffit d’écouter The Next Big Thing pour s’en apercevoir. Intro chiadée, riff sexy et entraînant, choeurs chaotiques mais jouissifs : un morceau de bravoure. Même constat pour Back To Africa, Weekend ou la relecture épatante de California Sun. Ici ou là, l’auditeur découvrira aussi des détails croustillants qui font le charme de Go Girl Crazy !, le fou rire qui ouvre Master Race Rock, le bridge surréaliste au piano dans Teengenerate, l’insulte hilarante "I think Lou Reed is a creep" dans Two Tub Man, et quelques solos lapidaires remarquables. Au final, une grande variété de styles servis par une liberté de ton hors du commun, dans la mesure où la production de Sandy Pearlman et Murray Krugman (Blue Oyster Cult) s’est faite la plus discrète possible.
D’après Andy Shernoff, cette diversité aurait plutôt desservi le groupe. « On faisait des solos, des harmonies, des chansons punk rapides, des chansons heavy, explique-t-il dans une interview. On variait les plaisirs. En revanche, ce que faisaient les Ramones était clair pour tout le monde, et ça donne plus d’impact. Sur notre premier album, d’un point de vue marketing c’était plus difficile de définir ce que les Dictators faisaient. » D’autres raisons peuvent expliquer l’échec du disque. A commencer évidemment par le boycott des radios, l’absence (due au licenciement du batteur) d’une tournée digne de ce nom pour promouvoir l’album, et surtout l’inadéquation temporelle entre l’expression artistique et l’état de la société qui l’a vu éclore. En d’autres termes, Go Girl Crazy ! serait sorti quelques années trop tôt pour trouver son public. Dans la petite communauté punk new-yorkaise aussi, le groupe a peiné pour trouver sa place, en partie pour des critères socio-géographiques. « On était du Bronx et on ne s’est jamais sentis partie prenante de ce qui se passait, regrette Handsome Dick Manitoba. D’une certaine manière, on n’a jamais été acceptés - j’ai l’impression qu’on était perçus comme des brutes du Bronx. Des rednecks grossiers. Ce n’est pas le cas, mais peut-être que, dans une certaine mesure, c’est l’impression qu’on donnait. » Malgré toutes les difficultés, le groupe se reformera, signera chez Elektra, le label de Television, et participera enfin à l’ambiance communautaire du CBGB’s. Le guitariste Scott Kempner de conclure : « C’était tellement exaltant de faire partie de tout ce qui était en train de se passer, même à l’époque j’étais conscient de l’éclate exceptionnelle que c’était. »
Lire aussi : Pussy And Money - The Dictators, analyse de la chanson
[1] Les Sex Pistols, le Clash et l’explosion punk, Bruno Blum, Hors Collection, 2007, 160 pages. Nulle mention n’est faite des Dictators dans l’ouvrage.
[2] Citation extraite de Please Kill Me, Legs McNeil et Gillian McCain, Allia, 2006, p.384.
[3] Lors d’un concert de Jayne County au CBGB’s, Handsome Dick Manitoba voulut participer au spectacle en provoquant le chanteur, qu’il traita de "tapette". Une insulte gratuite et idiote mais lancée sans agressivité. Paranoïaque et sous l’emprise de drogues, Jayne County sortit de ses gonds et répliqua par un coup de pied de micro, qui brisa la clavicule de Manitoba.
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