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mercredi 15 avril 2015
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par Béatrice le 24 février 2009
paru le 17 février 2009 (Merge Records)
Malgré le tumulte ambiant, il y a des choses qui ne changent pas. Il y en a quelques unes qu’on aimerait bien voir changer, un jour, parce qu’il serait plus que temps. Il y en a d’autres auxquelles on est tellement habitués qu’on ne voit même plus qu’elles ne changent pas. Et il y en a une petite poignée, précieuses, qu’on aime bien trop comme elles sont pour avoir envie de les voir changer – ces quelques choses qu’on aime retrouver, parce qu’on s’y sent en sécurité, réconforté, ou tout simplement bien. Par exemple, le gâteau au chocolat des grand-mères, ou, bien sûr complètement au hasard et sans aucune intention cachée, la musique de Monsieur Ward. Cela fait bien dix ans que le musicien traîne son M esseulé et sa guitare sur les routes, les planches et les sillons de vinyles, et ravive d’une voix sépia des fantômes de chansons d’un temps passé-mais-pas-trop, suivant les mêmes recettes avec une constance imperturbable. Mais c’est un peu comme le gâteau au chocolat des grand-mères, on n’a jamais vraiment éprouvé le besoin que la recette ne change, au contraire, ça paraitrait plutôt sacrément absurde, puisque c’est déjà le meilleur gâteau du monde. Qu’on n’aille donc pas reprocher à M. Ward de ne pas faire ce qu’il n’aurait aucune raison de faire (c’est-à-dire, de ne pas changer la recette du meilleur gâteau du monde).
D’ailleurs, M. Ward assume parfaitement cette passion pour les gâteaux de grand-mères, et il n’a jamais caché sa préférence pour la musique « d’avant », celle des vieilles radios qui grésillent et des tourne-disques qui ronronnent, qui s’écoute comme on regarde une vieille photo en noir et blanc sur laquelle sourient des visages qu’on ne reconnaît plus. En fait, il y a de fortes chances pour que Matt Ward soit le jeune garçon penché sur une guitare, dans un coin à l’arrière-plan de la photo, en train de fredonner une chanson sans âge, à moins que ce ne soit le vieillard avec des étincelles dans yeux qui ses souvenirs en les parant des atours de légendes, du haut de son grand fauteuil au coin du feu. Un petit bout des deux peut-être... d’arpège en arpèges, il saute de photo en photo, de souvenirs effacé en souvenir effacé, de conte naïf en conte naïf, de mélodie contemplative en mélodie contemplative, piégeant le temps entre deux refrains, le laissant filer, le rattrapant pour le mettre en bocal l’espace d’un couplet, en ouvrant le couvercle pour qu’il s’envole et le retrouvant entre les lignes d’un livre de vieilles chansons. Il n’est pas vraiment de maintenant, comme on pourrait dire qu’il n’est pas vraiment d’ici, il passe juste quelque temps quelque part, magicien enfumé à la besace pleine de tours dont il ne révélera pas la moitié. C’est un explorateur qui ne va jamais bien loin, mais se contente de la lisière du monde connu, et en revient les poches pleines de merveilles qu’il réarrange à sa manière, pour nous ressortir un merveilleux gâteau au chocolat hérité de toutes les grand-mères croisées sur le chemin.
« Je pense que l’écriture de chansons [de la période de Buddy Holly] était supérieure. Il y avait une certaine dose de joie dedans, peu importe la tristesse de la chanson. On tire de la joie à l’écoute de ces paroles tristes de Buddy Holly et Roy Orbison. Je suis attiré par les chansons qui ont cet équilibre entre obscurité et lumière et leur donnent les mêmes chances. », a-t-il expliqué dans une interview pour la radio NPR en janvier dernier. En effet, cela fait plusieurs album qu’il célèbre cette ère musicale autant qu’il peut : un Transistor Radio dédié aux vieilles émissions de radio qu’on écoutait religieusement sur un poste imposant, un Post-War qui tentait de faire revivre le climat musical de l’après Seconde Guerre Mondiale, et une collaboration en tant que Him d’un She & Him avec la jolie Zooey Deschanel, sur un album ouvertement retro... on ne peut guère lui reprocher de cacher son jeu. Cette fois-ci, il cherche à retenir le temps, dans la célébration de l’instant autant que dans la remémoration du chemin parcouru, égrenant les notes de guitare dansantes et les murmures vaporeux. La texture des chansons du sieur Ward s’était déjà étoffée sur son précédent effort (Post War, en 2006), ici elles s’affirment encore d’avantage, aidées en cela par un impressionnant cortège d’amis du monsieur aux boucles brunes : Zooey Deschanel vient pousser la chansonnette sur les chœurs de Never Had Nobody Like You, Jason Lytle (ancienne voix de feu Grandaddy), Lucinda Williams partage le chant sur le reprise de Oh Lonesome Me, Rachel Blumberg des Decemberists donne le rythme sur plusieurs chansons, et Mike Mogis, producteur attitré de Bright Eyes et de bon nombres des satellites qui gravitent autour du groupe, s’occupe d’assembler le tout. Là encore, ce ne sont que de bonnes habitudes qu’il serait dommage d’abandonner, de la même façon que le rythme de Jailbird sonne familier, ou que l’introduction langoureuse de Hold Time rappelle à s’y méprendre celle de Post War, autre chanson éponyme, autre chanson en quatrième position. Mais à une voix de velours qui soupire avec autant de placidité mélancolique, on est prêt à tout pardonner (surtout de se laisser couler le long de sillons déjà plus ou moins explorés). On pardonne encore plus quand le fantôme de Buddy Holly se pointe, le temps d’un Rave On métamorphosé et étiré en une complainte détendue qui se balance au grès du flux et du reflux, dans une chorégraphie tout ce qu’il y a de plus wardienne – mais là, on se rapproche déjà du M. Ward qui s’envole et s’en va danser, et on s’éloigne de celui qui berce en caressant sa guitare entre deux tons. C’est plutôt lui qui mène l’affaire d’ailleurs, porté par les chœurs, la batterie, et quelques guitares électrifiées.
A ce détail près, c’est toujours à peu près la même affaire : M. feuillette son livre d’images, s’arrête sur quelques unes parmi les plus douces, les plus tristes ou les plus belles, et les met en musique pour les aveugles et pour tout ceux à qui il ne prêtera pas le livre. On croise une vieille, vieille, vieille, très vieille, rivière qui coule depuis cent millions d’années et que les guitares se font une joie d’imiter et un pêcheur d’homme qui accroche des plumes à son hameçon pour attraper ses proies, on survole la Mer de l’Amour éclairé par la constellation du Lion avant de se retrouver sous le sol de New York, en glissant sur des montagnes russes musicales, et on y entend beaucoup parler de chansons – toujours sur le ton doux-amer de la musique triste qui rend joyeux, avec le calme posé du sage qui en a vu assez pour ne jamais s’impressionner de rien mais toujours s’émerveiller de tout. Puis, au détour du dénuement d’une complainte de solitaire chantée à deux voix et d’une chanson de deuil apaisée, M. Ward nous offre la première leçon d’épistémologie mélodique que le folk a daigné gravé sur disque – qui, même sans citer Bachelard ou évoquer Galilée et Newton, s’avère tout ce qu’il y a de plus convaincante. Un petit détour par Shangri-La, et c’est un instrumental piqué à Frank Sinatra qui vient fermer la marche, doucement, tout aussi nimbé du coton du voile onirique qui couvre toutes les chansons d’M. Ward... Il n’y a rien à faire, malgré tous les efforts qu’on pourra faire pour renouveler l’art pâtissier, c’est toujours le gâteau au chocolat des grand-mères le meilleur du monde, même si depuis le temps, on n’a plus la moindre idée de quelles grand-mères peuvent bien être à l’origine de la recette, ni de quel morceau du passé elle sort. Et il n’y a rien à faire, en cas de besoin d’un foyer musical douillet et accueillant, c’est toujours chez l’ami Ward qu’on trouvera le meilleur hôte – à condition d’aimer la poésie naïve des contes ancien, les fleurs séchées des herbiers, les malles poussiéreuses des greniers familiaux d’où s’envolent des papillons quand on les ouvre, et les fragments de bonheur nostalgique figés sur les photos qui s’estompent.
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