Dernière publication :
mercredi 15 avril 2015
par mot-clé
par index
par Emmanuel Chirache le 25 janvier 2011
Paru en 2004 (In The Red Records)
Avant même sa mort tragique, Jay Reatard avait fini par acquérir auprès d’un certain public le statut envié d’icône du punk. Du punk à Memphis ! la ville du gospel, de la country et du rock’n’roll... Originaire de la même ville qu’Elvis, adolescent solitaire et reclus dans sa chambre, Jimmy Lee Lindsey fabrique ses premiers morceaux tout seul, sous le pseudonyme de The Reatards. Sur son premier EP paru en 1998, Get Real Stupid, il joue de la guitare, chante et tape sur un seau pour faire la batterie ! Le son est crade, l’esprit punk garage. En 1999, Jay rencontre la chanteuse Alicja Trout et le batteur Rich Crook. Ensemble, ils décident de créer les Lost Sounds, un groupe de "synthpunk" influencé par les Screamers [1] qui permettra au jeune pubère d’explorer d’autres contrées musicales, à tel point que ce qui n’était à l’origine qu’un side-project supplantera vite son activité avec The Reatards, dont l’orientation garage punk pur et dur se révélera une impasse créatrice. Alors qu’autrefois il n’aimait pas l’instrument (Devo excepté), Reatard est en effet ravi d’avoir été converti au synthé par Alicja, avec laquelle il forme un duo vocal efficace. Les deux compères se partagent non seulement le chant, mais aussi les guitares et les synthés, d’où une impression d’assaut perpétuel dans la musique des Lost Sounds, salve à bâbord, salve à tribord, garez-vous !
La méthode du groupe est simple : écrire, encore écrire, toujours écrire des chansons. Advienne que pourra. Le résultat importe moins dans un premier temps que l’apprentissage. Les musiciens doivent d’abord se découvrir, savoir qui ils sont, quelle musique ils souhaitent inventer. Dès leurs débuts, une espèce de fraîcheur brouillonne, une explosion d’énergie encore mal canalisée se dégagent, pour le pire et pour le meilleur. Les deux premiers LP, Memphis Is Dead et Black Wave (référence humoristique au mélange de black metal et de new wave qui définirait, au conditionnel, le groupe), montrent ainsi de fulgurants éclairs entrecoupés de ratages malencontreux. Ce n’est qu’avec Rat’s Brains & Microchips sorti en 2002 et quasiment introuvable aujourd’hui hormis en import à prix rédhibitoire, que les Lost Sounds parviennent à maturité, à un équilibre jouissif entre punk et new wave. Le groupe a enfin trouvé sa formule, comme l’attestent des titres aussi puissants que Blackcoats/Whitefear ou Radon Flows pour ne citer qu’eux. Comme Faith No More avait réussi à mêler les sonorités du synthétiseur au metal, les Lost Sounds parviennent à la même réussite avec le punk.
Désormais, Jay et Alicja peuvent se concentrer sur l’écriture des morceaux davantage que sur le son, d’autant plus que leur nouveau label, In The Red, est prêt à mettre les moyens sur la production. Ainsi, l’album éponyme des Lost Sounds, qui sera leur dernier, est une petite merveille unique en son genre. Il y a chez les Lost Sounds une mélancolie désespérée, un abandon de soi total, une hystérie des sens tels que le groupe fait figure de nouveaux romantiques, ce qu’il n’aurait sans doute pas renié. La façon d’hurler de Jay et Alicja, âmes sœurs gueulantes, symbolise à elle seule cette soif d’absolu sans concessions. "I get nervous !!!" crie Reatard dans le morceau du même nom, déchaînement jouissif de rage et d’énergie. Cette forme de violence, nul doute que les plus sensibles ne l’apprécieront pas. Pourtant, les Lost Sounds n’oublient jamais d’accompagner leurs hurlements de préoccupations mélodiques, sachant marier les deux avec génie comme sur I Get Nervous, l’un des meilleurs morceaux des années 2000, tout simplement, Destructo Comet, I Sit I Watch I Wait, ou Clones Don’t Love. Plus marquant encore, Ophelia est le titre romantique du disque, possible allusion à l’Ophélie d’Hamlet et superbe démonstration des talents du groupe pour droguer son auditoire au spleen le plus délétère.
Des références à Cure, Devo, Joy Division, Pixies, apparaissent sans pour autant qu’on sente une parenté pesante ou une influence trop évidente. La personnalité du groupe l’extirpe de toute école, même si l’aspect sautillant de la new wave la plus dansante se retrouve heureusement sur des titres comme le fabuleux And You Dance ?, le survitaminé We’re Just Living et le démentiel Mechanical Feelings. Synthés donc, mais aussi putain de riffs, gifles qui claquent, guitares qui harmonisent, extase de l’ouïe face au déferlement d’une vague de mélodies changeantes et hyperactives. Au fil des écoutes, ce Lost Sounds se laisse peu à peu apprivoiser, dévoilant soudain son incroyable singularité au sein du rock de ces dernières années. Difficile à catégoriser, sauvage, apocalyptique, à fleur de peau, il s’agit de l’un des disques les plus intenses et originaux de la décennie, qu’on se le dise. Ce n’est pas pour rien si, plusieurs années après le split du groupe, Jay Reatard avouait au magazine VoxPop que cette expérience restait pour lui la plus essentielle de toutes. Incarnation d’une intégrité sans failles et d’une autonomie féroce (le groupe se produit lui-même, fait son artwork et décide de presque tout), les Lost Sounds plairont à ceux qui aiment quand la musique est extrême, quand elle ne s’embarrasse pas de préjugés ni de barrières. Une musique spontanée, violente, qui fait parfois mal aux tympans. L’essence du rock, non ?
Jay Reatard :
"Punk rockers are morons most of the time - like, most people who consider themselves to be a « punk rocker » or would ever refer to themselves as that - are just fucking close-minded. They can’t listen to anything outside of their influences because they’re fucking fake anyway."
[1] Groupe étrange des années 70, définis par les Dead Kennedys comme "l’un des meilleurs groupes non enregistrés de l’histoire du rock". En effet les Screamers n’ont produit aucun album.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |