Portraits
Alice In Chains, The Darkest Hole

Alice In Chains, The Darkest Hole

par Brice Tollemer le 23 janvier 2007

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" Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre " disait Baudelaire dans Mon Cœur Mis À Nu. Descendre, sombrer dans les abîmes de l’âme, on ne peut mieux résumer Alice In Chains.

"Mon monde est devenu un cauchemar, il y avait juste des ombres autour de moi. J’ai eu un appel disant que mon père était mort mais ma famille savait qu’il était encore dans les parages, essayant toutes sortes de drogues. Depuis cet appel, je me suis dès lors toujours demandé : « Où est mon père ? ». Son absence m’a vraiment beaucoup pesé". Ainsi s’exprimait Layne Staley lors d’une interview en 2002, quand il évoqua la manière dont il avait vécu le divorce de ses parents. Un traumatisme qu’il traînera toute sa vie et qui finalement causera sa perte. Les errements du chanteur d’Alice In Chains sont étroitement liés à ceux du groupe et aux vicissitudes de son histoire.

Comme Nirvana, l’Unplugged fut son dernier souffle crépusculaire, comme Cobain et Andy Wood (leader de Mother Love Bone), Staley s’éteint prématurément, usé et détruit par l’héroïne et comme Soundgarden (surtout avec Superunknown), Alice In Chains incarnait cette face sombre du grunge, cette noirceur indélébile si caractéristique. "Ce n’est pas un groupe aimable ni amical, écrivait Rock & Folk en 1996, il se contrefiche de plaire, séduire ou quoi que ce soit. Il est marqué d’un ennui terminal pur et simple au diapason d’une certaine adolescence contemporaine gavée d’images extrêmes avant de savoir parler, comme perdue d’avance pour une quelconque aventure du sens". Cette quête funeste, Alice In Chains ne l’a jamais vraiment vécue, prisonnière d’une fatalité inexpugnable.

Une frustration salvatrice

Layne Thomas Staley est né le 22 août 1967 à Kirkland, dans l’état de Washington. Il a huit ans quand ses parents divorcent, dès lors il est élevé par la suite par sa mère et ses sœurs. À l’âge de douze ans, il commence à apprendre la batterie et commence à jouer au sein de plusieurs groupes glam-rock durant son adolescence. Mais son souhait le plus cher est de devenir chanteur. Cependant, quand il exprime ce désir qui lui tient à cœur, les différents membres du groupe se foutent de lui et prétendent qu’il ne pourra jamais chanter. Une frustration colérique naît de cet état de fait et Staley vend alors sa batterie, achète un micro et décide de former son propre groupe.

En 1986, il rencontre lors d’une soirée Jerry Cantrell et Mike Starr, respectivement guitariste et bassiste et à la recherche d’un chanteur pour leur groupe, Diamond Lie. Ils recrutent alors le petit ami de la sœur de Cantrell, Sean Kinney, comme batteur et le groupe s’appellera désormais Alice In Chains (en référence à l’ancienne bande de Cantrell, Alice N’Chainz). Ils commencent alors par composer leurs propres morceaux et tournent dans la plupart des clubs de Seattle pendant environ trois ans.

Alice In Chains parvient finalement à décrocher un contrat avec Columbia en 1989 et sort son premier EP au mois de juillet 1990, We Die Young. Le 11 septembre 1990, alors que le grunge n’a pas encore explosé à la face du monde, ils sortent leur premier album Facelift. On est alors à l’apogée du hard-rock FM et cet album prend le contre-pied parfait de cette mode de l’époque. Sombre, lourd, malsain, Facelift n’est pas d’humeur légère ou joyeuse. We Die Young, It Ain’t Like That ou encore Man In The Box annoncent la couleur : noir. Une rage désespérée court tout au long de ces chansons.

Mais surprise, le single Man In The Box cartonne à la radio et passe en boucle sur MTV. Et ouvre les portes du succès pour Staley, Cantrell & Co. Alice In Chains assure ainsi la première partie d’Iggy Pop et de Van Halen, mais permet aussi à certains groupes locaux de la scène de Seattle de démarrer : à la fin 1990 et au début 91, Pearl Jam sera en première partie du groupe...


Down In A Hole

Alors que l’on loue les qualités métalleuses du groupe, Alice In Chains surprend une nouvelle fois. En plein succès et en pleine déferlante grunge, le groupe sort au mois de février 1992 Sap, un EP acoustique de toute beauté. Cette fois-ci, c’est Jerry Cantrell qui se colle au chant. Brother, Am I Inside, Got Me Wrong et Right Turn sont des compositions de très haut niveau, qui prouvent une fois encore que le groupe possède à la fois le sens de la mélodie et la qualité d’écriture. Quelques guests font de plus leur apparition sur ce disque, Ann Wilson (de Heart) sur Brother et Am I Inside, et surtout Mark Arm (Mudhoney) et Chris Cornell (Soundgarden) sur un Right Turn d’anthologie, où leurs voix s’entremêlent harmonieusement, dans probablement l’une des meilleures chansons de cette période. Qui rappellent l’incroyable talent des chanteurs "made in Seattle".

Courant 1992, Cameron Crowe réalise son premier film, Singles, qui se veut être un « film d’époque », un témoignage de ce qui a pu être le mouvement grunge et la scène de Seattle. Tout naturellement, Alice In Chains apporte sa contribution à la bande originale, avec Would ?, faisant référence sans doute à la mort prématurée par overdose du chanteur de Mother Love Bone, Andrew Wood ( "Am I wrong ?/ Have I run too far to get home ?/ Am I gone ?/ And left you here alone" ).

À la fin du mois de septembre 1992, le groupe sort son deuxième album studio, Dirt. Le succès sera colossal pour Alice In Chains, qui est propulsé sur le devant de la scène, en compagnie de Pearl Jam et de Nirvana. C’est un véritable tournant pour Cantrell et les siens. Mais plus que le succès, ce disque est surtout le révélateur des tourments et des angoisses de Layne Staley, aux prises avec son addiction avec l’héroïne. "I can feel the wheel, but I cant steer/ When my thoughts become my biggest fear/ Ah, whats the difference, Ill die/ In this sick world of mine" chante-t-il dans SickMan. Fatalité, perte de contrôle, tous les germes de son autodestruction sont présents dans Dirt. Le fond du trou, Staley y est en plein dedans : "Down in a hole, feelin so small/ Down in a hole, losin my soul/ I’d like to fly/ But my wings have been so denied."

L’album étant un succès, le groupe part donc en tournée. Au cours de celle-ci, Mike Starr quitte le groupe, qui engage Mike Inez, ancien bassiste d’Ozzy Osbourne. En 1993, Alice In Chains participe au festival Lollapalooza, en compagnie notamment de Tool et de Rage Against The Machine. Mais encore une fois, Alice in Chains trompe tout son monde en se décollant de son étiquette "metal". En 1994, le groupe sort un nouvel EP, Jar Of Flies, qui réussit l’exploit, alors inédit pour ce format, de se classer numéro 1 dans les charts américains. Fait de ballades tantôt intimistes, tantôt accrocheuses, le disque révèle la richesse artistique de ses membres et la diversité de ses influences.

La dépendance à l’héroïne de Staley devient de plus en plus problématique. Le groupe ne peut assurer une tournée dans la lancée de Jar Of Flies. Et puis Kurt Cobain meurt. La déchéance mortifière, le chanteur d’Alice In Chains l’a touchée du doigt. Il était près, trop près. Il décide alors de rentrer en cure...

Wake up, young man...

Parfois, il arrive que vous n’êtes pas seuls quand vous touchez le fond. En 1994, Mike McCready, le guitariste de Pearl Jam, rencontre lors d’une cure de désintoxication à Minneapolis, un bassiste, John Baker Saunders. Ils décident alors, lorsqu’ils sortiront du centre, de continuer à se voir pour jouer quelques trucs ensemble. A leur sortie, McCready convainc Layne Staley de se joindre à eux. Le batteur et le chanteur des Screaming Trees, Brett Martin et Mark Lanegan les rejoignent également. Ils intitulent alors le projet Mad Season, en référence à la période de l’année où l’on peut ramasser des champignons hallucinogènes. Et sortent en 1995 un album, Above. Qui connaît un succès critique et commercial. Wake Up ouvre magistralement le disque, qui s’avère être une réussite totale. "The river of deceit pulls down/ The only direction we flow is down" clame Layne Staley dans River Of Deceit : la justesse de la voix, la précision mélodique, tout y est dans la chanson phare de l’album, si tant est que l’on puisse en dégager une.

À la fin de l’année 1995, Alice In Chains sort un troisième et dernier album studio, éponyme. Les rumeurs sur la décrépitude physique et morale de Staley se font de plus en plus pressantes. La tournée initialement prévue est annulée, la mauvaise santé du leader du groupe rejaillit sur l’ensemble des membres, la tension morbide est palpable. Mark Arm de Mudhoney se souvient : "Je me rappelle avoir vu Staley en 95, il avait complètement changé, il était tout vert ; j’en ai eu l’estomac tout retourné, c’était comme voir quelqu’un sur une voie mortelle que vous ne pouvez stopper". Le chanteur n’est plus que l’ombre de lui-même, mort-vivant errant dans les méandres de l’auto-destruction.

Néanmoins, Alice In Chains peut se targuer d’avoir pratiquement réussi toutes ses productions sonores. Ses trois albums, Facelift, Dirt et le Three Legged Dog ont su mêler habilement mélodies lourdes et puissantes à une atmosphère obscure et pour le moins désenchantée. Leurs deux EP, Sap et Jar Of Flies, ont apporté une dose de légèreté dans leur discographie, comme si le groupe avait besoin de cet aération échappatoire pour pouvoir respirer et continuer à survivre. Enfin, Staley a livré avec Mad Season l’une de ses plus fortes contributions, que ce soit aussi bien dans l’écriture que dans le chant.

"Les albums chargés de poison humoral d’Alice In Chains sont comme les romans pessimistes européens, écrivait Rock & Folk au mois de décembre 1995, certains y articulent leur envie d’en finir, y entendent même cette injonction à la prise de congé définitive d’un monde amer, trop amer". On est ici face à une plainte dépressive du mal de vivre, face au spleen brumeux, le spleen de l’Amérique, de ses enfants qui ont grandi de travers. Chris Cornell, à l’époque chanteur de Soundgarden, se souvient de son adolescence, comparable à celle de Layne Staley : "J’ai commencé à me camer à douze ans, bien sûr pas de crack ou de coke, pas les moyens et il n’y en avait pas ; mais la violence, elle, était déjà bien présente (...) à quinze ans, tu es déjà dans la période la plus brutale de ta vie ; c’est à cet âge que tu t’aperçois que lemonde n’est pas parfait, loin de là (...) les gens attendent quelque chose de toi, et ça te travaille, tu es sous pression : moi j’étais complètement désespéré à treize, quatorze ou quinze ans, je ne comprenais rien à mes émotions, je ne sais pas, si j’avais eu un flingue, si je n’aurais pas buté quelqu’un". L’explosion de la cellule familiale, les humiliations sociales, la drogue et puis la chute. Layne Staley est passé par toutes les étapes...


The Killer Is Me


Le 10 avril 1996, Alice In Chains donne, pour le compte d’un MTV Unplugged, un concert acoustique de toute beauté. Le groupe revisite les principaux morceaux de sa carrière. Tout est sublime. Il faut voir comment Jerry Cantrell soutient du regard et de la voix Layne Staley, qui fait preuve d’une dignité et d’une stature extraordinaire quand on connaît son état de santé à ce moment-là. Il est littéralement bouffé par l’héroïne. Mais, pour ce concert, il tient bon. Quelle voix, quelle façon d’interpréter notamment Down In A Hole et Rooster. Le groupe s’amuse lors de ce concert, quelques notes d’Enter Sandman de Metallica sont même jouées juste avant Sludge Factory. Et offre même une nouvelle chanson inédite, The Killer Is Me, qui conclut à merveille la performance (So the sun/ Shines upon me/ I’m havin fun/ The killer is me). Tel Nirvana deux années plus tôt, Alice In Chains livre avec cet Unplugged son testament funéraire. Ainsi, tout au long de son histoire, le groupe aura jonglé entre ses deux aspirations, entre ses riffs lourds et ses accords plus acoustiques. Une richesse indéniable, que ses membres ont exprimé avec talent.

C’est la fin pour Alice In Chains. Le 3 juin 1996, à Kansas City, Layne Staley apparaît pour la dernière fois au micro. Quelques mois plus tard, en octobre, sa petite amie meurt d’une endocardite infectieuse causée par la drogue. Staley s’enfonce alors dans la dépression et abandonne la lutte contre son addiction. Une enfance déchirée, une adolescence humiliée, l’héroïne et la mort de sa concubine, tout décidément n’aura été que souffrance pour le chanteur. Le succès ne change rien à l’affaire, Layne Staley souffrait seul. Les dernières années de sa vie, il les passa sans aucune compagnie, erra tel un fantôme oublié. Le 20 avril 2002, il est retrouvé mort dans son appartement, victime d’une overdose à l’héroïne et à la cocaïne. Il avait 34 ans. Quelques mois plus tôt, il avait accordé une interview dans laquelle il revenait sur sa dépendance à l’héroïne : " Je ne me drogue pas pour planer comme beaucoup de gens le pensent, je sais que j’ai fait une grosse erreur quand j’ai commencé à user de cette saloperie. C’est très difficile à expliquer, la souffrance est pire que ce que vous pouvez imaginer : la drogue rend malade le corps entier ".


Malgré tout, durant cette période, Cantrell veut faire durer l’aventure du groupe. Il sort un album solo en 1998, avec les autres membres du groupe. En 1999, sort le coffret Music Bank qui contient quatre nouvelles compositions, des faces B et des anciennes démos. Un Best Of voit le jour, ainsi qu’un Live. On croit Alice In Chains définitivement amené à disparaître, mais ce n’est pas le cas. En 2005, lors d’un concert de charité au profit des victimes de tsunami asiatique, Jerry Cantrell, Mike Inez et Sean Kinney se retrouvent sur scène, en compagnie notamment de Maynard James Kennan de Tool. Cette réunion est l’occasion d’une reformation (temporaire) et en 2006 le groupe reprend la route, avec le chanteur William Duvall, ancien membre de Comes With The Fall. Cependant, on ne sait pas encore si un nouvel album sortira de cette collaboration...

" J’ai vu toute la souffrance que Kurt Cobain a enduré, disait Layne Staley en 1996, je ne le connaissais pas personnellement, mais j’ai vu cette personne si vivante devenir si timide, si réservée qui pouvait difficilement sortir juste un « bonjour »... Et à la fin de la journée ou d’une soirée, tout le monde est parti et vous êtes seul, juste seul ". La solitude. Faire face à ses démons. Voilà à quoi était confronté Staley. Et l’héroïne, poison ravageur qui peu à peu accomplit son œuvre de grande faucheuse . Qui vous coupe de tout.

Finalement, la carrière d’Alice In Chains n’a duré que six ans. Trois albums, deux EP et un Unplugged pour terminer. Mais toutes ces œuvres ont su retranscrire de manière diverse une mélancolie inexorable, un sentiment d’abandon fataliste et de rage concentrée si particulière au groupe de Seattle. Car le groupe de Staley, par les différentes collaborations qu’il a connues (Chris Cornell, Mark Arm, Mark Lanegan, Mike Mc Cready), était en quelque sorte la pierre angulaire du mouvement de cette période. La Pierre de Rosette du « grunge » en quelque sorte...



Vos commentaires

  • Le 29 mars 2017 à 15:15, par Wivine Mathys En réponse à : Alice In Chains, The Darkest Hole

    Merci pour ce bel hommage à Layne Staley. Cela fera dans quelques jours 15 ans déjà qu’il n’est plus de ce monde. Il ne faut pas l’oublier et c’est grâce à des articles comme celui-ci qu’il ne disparait pas tout à fait ! J’ai adoré Alice In Chains quand j’étais adolescente et jeune adulte et je les aime encore mais Layne Staley dégageait un je ne sais quoi qui a fait que je l’ai tout de suite adoré ainsi que tous les deux EP et les trois LP qu’ils ont composé entre 1990 et 1995 ! J’adore toujours sa voix. Le concert Unplugged dont vous parlez est magnifique, sans doute un des plus beaux de cette période ! Et Layne a quelque chose de touchant, de si fragile. J’ai gardé précieusement le DVD que je regarde régulièrement. Dieu quel beau concert ! Les choeurs Staley/Cantrell étaient un régal et la musique tellement différente de celle des autres groupes du mouvement "grunge" ! Comme dirait Eddie Vedder, personne ne pourra jamais le remplacer ni même l’imiter !

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Bibiliographie indicative et sources
 
Johng Brandon, Unchained : The Story of Mike Starr and His Rise and Fall in Alice In Chains, 2001, 144 p. L’histoire du groupe vu par le premier bassiste. Pas forcément indispensable.