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Noise Floor

Noise Floor

Bright Eyes

par Béatrice le 5 décembre 2006

4

Paru le 24 octobre 2006 (Saddle Creek/PIAS)

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Conor Oberst ne voulait pas sortir de disque en 2006 - trois l’année précédente, ça commence à bien faire, devait-il se dire. Prenons une année (plus ou moins) sabbatique, laissons Mike Mogis produire des albums à gauche et à droite, Nate Walcott arranger ses cuivres chez les autres, bref laissons chacun prendre l’air où il veut, le temps de faire éclater la bulle méticuleusement constituée autour des membres permanents de Bright Eyes au cours d’une année d’errance à travers la planète ; calmons un peu le jeu, histoire de ne pas cramer avant l’heure, ou au moins de ne pas se désintégrer de fatigue sur le plancher d’un bus qui fait la navette de nuit entre deux villes, deux scènes, deux publics, qui en viennent à se ressembler et à se superposer un peu plus à mesure que les jours se succèdent et que les paysages défilent derrière la fenêtre, brouillés par la vitesse, à moins que ce ne soient les yeux qui se soient brouillés à force de regarder les kilomètres filer et de sentir la fumée des salles s’élever. D’autant plus qu’on ne sait jamais, on pourrait en venir à ne plus se supporter, à vivre entassés dans ce mouvement quasi-perpétuel et imprévisible. Et ça, ça serait pas forcément ce qui pourrait arriver de mieux ni à la musique, ni aux gens qui ont payé pour l’entendre, ni aux personnes qui ont passé plusieurs mois à s’écorcher les doigts sur le manche d’une guitare, à s’émousser les cordes vocales devant un micro ou à faire résonner leur tympans au rythme des caisses claires et des cymbales. Halte-là ; repos, tant qu’il en est encore temps. 2006 sera moins Bright Eyes que sa sœur aînée ou ne sera pas...

Mais voilà, on ne se refait pas. Conor Oberst écrit des chansons depuis qu’il s’est aperçu que faire sortir un son d’un instrument de musique, c’était pas si dur que ça, que griffonner trois phrases à peu près cohérentes sur un bout de papier, non plus, et les enregistre depuis qu’il a compris qu’il suffisait d’avoir un magnétophone à portée de main, et que, ça non plus, c’était pas si difficile que ça à manipuler. Tout simplement, Conor Oberst n’a jamais eu peur de ce qui pouvait sortir de lui (ou alors, l’a bien caché), et tant pis si des fois, le texte était un peu bancal, l’instrumentation un peu squelettique, le son un peu crachotant ou la voix un peu à côté de l’air - c’est en se cassant la gueule qu’on apprend se relever et à regarder où on met les pieds. Ces prises de conscience multiples commençant à remonter pas mal, il a eu le temps de de travailler ses chutes, se redressements et sa démarche - maintenant, il ne rentre plus dans les lampadaires, et ne glisse plus sur les peaux de bananes qui traînent, mais il continue à écrire sur tout ce qui bouge (et aussi sur ce qui ne bouge pas) et à chanter comme il respire jusqu’à s’essoufler. Alors un an sans rien faire, non, franchement, c’était pas possible. La pierre qui descend la colline a beau ralentir, elle ne s’arrête jamais avant d’être arrivée tout, tout en bas ; et tout, tout en bas, pour Conor qui n’a après tout que 26 ans, c’est encore loin. Suffisamment loin pour qu’au lieu de laisser tomber Bright Eyes, il ait passé le gros de son année à enregistrer autant qu’il pouvait, le but étant d’avoir assez de matériel pour se permettre de faire une sélection drastique et impitoyable et de sortir un chef d’oeuvre en 2007 (affaire à suivre, donc), s’arrêtant quelques semaines pour renouer avec la scène sous le soleil de la fin du printemps canadien. Et puis, il n’a pas pu s’en empêcher, il est revenu sur ses bonnes résolutions ; il a sorti un disque.

Rien de bien nouveau, certes. Seize chansons sorties du fond des tiroirs qu’il remplit consciencieusement depuis pratiquement dix ans et un peu dépoussiérées : il aurait effectivement pu faire pire, surtout que les trois-quarts se dénichaient sur le Net sans qu’on ait besoin de trop remuer ciel et terre digitaux. Il a rangé sa chambre, il est tombé sur des souvenirs négligés, s’est rappelé qu’il les aimait bien, et a décidé de leur faire revoir l’air frais et de leur montrer à quel point le paysage peut changer en quelques années. Là, il s’est entraîné au rude exercice de la sélection drastique, parce qu’un type qui enregistre des chansons depuis qu’il a treize ans et prend un malin plaisir a les disséminer dans la nature dès que l’occasion de placer une piste à son nom sur un disque se présente a généralement de quoi remplir ses tiroirs, ses placards et ses étagères jusqu’à ce qu’ils débordent.

Parmi les dizaines de chansons de Bright Eyes échouées sur une obscure compil’ d’un obscur label indépendant niché dans une obscure cité américaine, en face B d’un vieux single oublié ou au fond d’un studio, dans un amas de bandes enregistrées mais jamais publiées, 16 ont été retenues (5 de plus pour la version vinyle), empaquetées dans une pochette fleurie et commentées succinctement par leur auteur dans un livret tout aussi fleuri. Avec un certain sens de l’ironie, l’objet a été baptisé Noise Floor, comme les bruits de fond résiduels qui viennent parasiter les mesures, et balancé dans les bacs sans plus de cérémonie.

Il a dû être écrit quelque part que chaque album de Bright Eyes devrait commencer par un brouhaha désordonné, des marmonnements hésitants ou des balbutiements étouffés - un bruit de fond, en fait. Celui-ci ne déroge pas à la tradition, même si on sent bien que Mirrors & Fevers n’est ici que pour éviter le revirement de jurisprudence ; commentaire oberstien : “Dieu merci, c’est le seul Bright Eyes a cappella qui existe”. Les choses sérieuses commencent après, dans le désordre chronologique et thématique le plus complet. Ces titres se retrouvent ici parce qu’ils n’étaient à leur place nulle part ailleurs, difficile dans ces conditions de donner à l’ensemble la cohérence d’un album - surtout quand on sait à quel point Bright Eyes est capable de changer de costume d’un LP à l’autre. Mieux valait donc ne pas chercher à inventer une logique qui n’existait pas. Résultat, les vieilles chansons enregistrées dans une cave ou un appartement sur un 4 ou 8 pistes côtoient des titres plus récents qui ont bénéficié d’un traitement plus sophistiqué - et assez mystérieusement, chaque chanson semble parée de la façon qui lui va le mieux. Serait-ce la plume qui a changé lorsque le son est devenu moins brut et moins rugueux, lui permettant de se faire plus légère sans risquer d’être emportée, ou les arrangements qui ont accompagnés l’évolution de l’écriture ? Cela tient peut être simplement à ce que Conor Oberst a eu l’intelligence de laisser à l’état brut les chansons qui en avait besoin - et voici Amy et son blanc manteau, dépouillée et infortunée jusque dans sa destinée face B parce qu’elle sonnait mieux sous forme de démo, qui revient hanter les esprit et se défend mieux que bien dans la catégorie des “chansons impitoyablement glauques et tristes elliptiques juste ce qu’il faut pour rester écoutables”.

Le Bright Eyes “ancien” se pose de toute façon comme une référence en la matière, valsant entre déclarations assassines d’amoureux frustré et éconduit, confessions éthylées de dépressif noyant son reflet dans une bouteille et interrogations anxieuses de solitaire insomniaque. Souvent, il nous envoie ça dans la gueule, sans pitié, égrainant quelques notes sur une guitare maltraitée, crachant sa rage ou gémissant son angoisse dans un magnétophone qui capte tout les bruits qui traînent (les revoilà donc, ces fameux bruits de fond, qui jouent les fantômes et hantent ce disque au moins autant que les vraies-fausses névroses du chanteur aux yeux brillants). Désemparé et dépouillé sur Motion Sickness ou Soon You Will Be Leaving Your Man, il arrache son masque et dévoile une cruauté amère sur The Vanishing Act et I’ve Been Eating For You... mais sait que seize chansons de cet acabit ne font pas un disque qu’on écoute de gaîeté de cœur, et en a, sagement, limité le nombre.

Les autres ne sont pas forcément plus enjouées, mais elles ont été suffisamment maquillées pour faire illusion, et c’est parmi ces titres un tantinet plus équilibrés que se trouvent les vrais joyaux de la collection, ceux qui auraient mérité de trôner sur un joli coussin en velours au milieu d’un vrai album, mais se sont fourvoyés en chemin, et sont arrivés à la mauvaise heure ou au mauvais endroit. Au milieu de cette drôle d’assemblée de parias faisant la queue pour une réhabilitation méritée, on croise l’étrange Drunk Kid Catholic, single maudit porté par une mélodie neurasthénique qui emporte des rimes ésotériques parlant de catholiques, de peinture dans des grottes, de week end évaporés dans le travail et de sommeil perdu au fond d’un verre, qui patiente endevisant avec l’oscillante Spent On Rainy Days, fruit d’une collaboration avec le chanteur de Spoon qui ondule nerveusement et s’éteint abruptement juste quand elle commence à s’enrager. Un peu plus loin isolée dans leur coin, on tombe sur deux chansons enfumées et envoûtantes issues d’une session d’enregistrement en compagnie d’M. Ward (dont une reprise du M. Ward en question), qui ont enfin trouvé un refuge bien mérité, après avoir été injustement oubliées et ignorées pendant plusieurs années - alors qu’elles ne sont pas loin d’être les meilleures chansons du lot ; une reprise du Devil Town de Daniel Johnston se dégote ici un second asile, faisant comprendr eà qui veut bien l’entendre qu’elle commençait à se sentir un peu à l’étroit sur la compilation The Great Late Daniel Johnston : Discovered Covered, et Trees Get Wheeled Away, folksong enlevée qui part dans tous les sens avant de retomber sur ses pieds, semble soulagée de pouvoir se poser ailleurs que sur une vidéo paumée dans le dédale du web. A ce rassemblement hétéroclite viennent discrétement se mêler I Will Be Grateful For This Day et Blue Angel Air Show, deux chansons presque lumineuses enrobées dans des ambiances légères et mystérieuses tissées par un ordinateur programmé pour chanter, qui s’inflitre dans le groupe plus qu’elles ne s’y imposent.

Après s’être entretenu avec ces charmantes chansons injustement reléguées à l’arrière plan, on commence à se faire une idée assez précise des capacités d’errance de Conor Oberst et de ses mésaventures quand il ne se sent pas encore le coeur de s’atteler à un nouvel album, mais ne réussit pas pour autant à se tenir longtemps éloigné d’un machin capable d’imprimer une trace de ses compositions. Alors, il fait peut être mieux sur un disque prémédité et lacé d’un fil directeur solide ; n’empèche que même quand il se balade sans avoir décidé d’une direction précise et sans trop regarder où il va, il sait contourner les obstacles et se sortir habilement des impasses. Et ça le fait rire, semble-t-il, car même après une heure imprégnée de mélancolie, il trouve le moyen de s’en aller en se marrant, concluant d’un “Oh my God ! Take a chance...” marmonné entre deux éclats de rire.



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Tracklisting :
 
01. Mirrors And Fevers (3’01’’)
02. I Will Be Grateful For This Day (4’19’’)
03. Trees Get Wheeled Away (4’09’’)
04. Drunk Kid Catholic (3’10’’)
05. Spent On Rainy Days (2’06’’)
06. The Vanishing Act (3’08’’)
07. Soon You Will Be Leaving Your Man (5’12’’)
08. Blue Angels Air Show (3’11’’)
09. Weather Report (3’02’’)
10. Seashell Tale (3’27’’)
11. Bad Blood (4’40’’)
12. Amy In The White Coat (5’25’’)
13. Devil Town (3’03’’)
14. I’ve Been Eating (For You) (2’55’’)
15. Happy Birthday To Me (Feb. 15) (3’50’’)
16. Motion Sickness (6’22’’)
 
Durée totale : 61’00’’