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The Hunter

The Hunter

Mastodon

par Aurélien Noyer le 5 octobre 2011

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Paru le 26 septembre 2011 (Reprise)

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Il est amusant de voir à quel point le cerveau humain peut être arbitraire dans sa façon de traiter des informations. Prenez celui de votre serviteur, par exemple. Guettant la moindre interview de Mastodon durant les semaines précédant la sortie de The Hunter, il avait bien repéré que les musiciens répétaient inlassablement que cet album avait été moins fatiguant et plus simple à enregistrer que Blood Mountain et Crack The Skye. Mais il omettait à chaque fois de retenir que ces mêmes musiciens promettaient également des choses bizarres, inattendues et surtout des influences très variées.

Résultat : un principe de réalité qui imprime son poing bien profond dans la machoire, façon Vulgar Display Of Power !

Au vu des quelques morceaux annonciateurs de l’album, Curl Of The Burl et surtout Black Tongue et Spectrelight, on croyait voir venir le truc : une version "réactualisée" et surtout mieux produite de Remission, c’est-à-dire un album de riffs bourrins adéquatement straight-forward... en somme, le stade de décompression absolue après la sophistication conceptuelle et musicale de Blood Mountain et Crack The Skye.

Et voilà que nous tombe sur le coin de la gueule un album dont la densité et la complexité n’ont rien à envier à celles de ses prédécesseurs... mais qui les exprime d’une toute autre façon. Comparé au concentré de genres metalliques de Blood Mountain ou au prog-metal cohérent de Crack The Skye, The Hunter joue de prime abord sur l’éclatement et va chercher ses influences loin en dehors de la sphère metal. Libéré des contraires conceptuelles qu’ils s’étaient auparavant imposée, Mastodon se permet d’aller braconner sans aucun état d’âme sur des genres qui lui sont a priori étrangers : punk-rock californien (Blasteroid), pop (les refrains de Curl Of The Burl), grunge (Dry Bone Valley), sans compter l’influence des Queens of the Stone Age période Lullabies To Paralyze qui, on le verra, traverse tout l’album. Mais cette diversité ne paraîtrait audacieuse qu’à certains esprits chagrins accrochés à leurs guéguerres de chapelles [1], tant elle apparaît bien vite comme le fait d’un groupe conscient de ses capacités musicales et bien décidé à les exploiter à fond, en faisant fi de tout présupposé sur ce que devrait faire, ou non, un groupe de metal. Et si, en poursuivant cette logique jusqu’au bout, ils obtiennent deux morceaux qui ne fonctionnent pas autant que les autres (Octopus Has No Friends et Creature Lives), qu’importe ! Cela ne fait renforcer l’exemplarité de la démarche...

… et du résultat. Car s’il est admirable, de la part de Mastodon, d’avoir suffisamment confiance pour briser certains tabous, comme s’attaquer à la figure tutélaire du metal contemporain en livrant un morceau à la Call Of Ktulu (The Sparrow), il est encore plus impressionnant d’avoir suffisamment de talent et d’aptitudes techniques pour être à la hauteur de leurs ambitions. À chaque fois, ils parviennent en quatre ou cinq minutes à donner à leurs morceaux une identité propre, une personnalité à part sans rien sacrifier en originalité ou en qualité. Bien que certaines influences soient évidentes, elles ne constituent jamais une facilité tant le groupe se les approprie complètement pour en donner une version toute personnelle. On imagine d’ailleurs aisément que les musiciens ont choisi de ne pas étendre la durée des morceaux au-delà de 6 minutes de façon à garder l’aspect spontané et percutant des chansons et que ces formats courts sont loin d’avoir exprimé tout ce que le groupe avait à dire. La récurrence des soli de guitares, brefs mais toujours expressifs et raccords avec la chanson, fait alors espérer qu’ils ne feront office, en concert, de points de départ pour de longues improvisations collectives où le groupe pourra développer plus amplement les caractéristiques de chaque morceau.

Mais, pour en revenir à l’album lui-même, l’évolution de Mastodon devient, avec The Hunter, presque paradoxale. Crack The Skye assumait pleinement son côté prog, mais respectait finalement assez sagement la classification périodique des styles rock. En conséquence de quoi, des gens très sérieux et très ennuyeux pouvaient le reléguer sans états d’âme dans la catégorie "gros metal progressif épique", euphémisme hypocrite de "branlette sans âme de progueux pompeux". The Hunter, au contraire, apparaît comme l’enfant terrible du quatuor, comme le disque-somme d’un groupe qui en a assez de devoir brider ses envies pour les mettre au service d’un concept ou d’un genre et, d’une certaine façon, il serait tentant de considérer l’exercice de cette liberté comme une forme de désinvolture de la part d’artistes surdoués qui se "contentent" de faire des bonnes chansons au lieu d’élaborer un concept cohérent et exigeant.

Non seulement ce serait une injustice vis-à-vis de la qualité d’écriture des chansons qui n’a rien à voir avec un travail de dilettantes, mais également un terrible outrage envers l’extraordinaire travail d’arrangement de la paire Mastodon/Mike Elizondo. Pour beaucoup de musiciens et de producteurs, la diversité du matériau d’origine et des influences présentes auraient été un obstacle et il aurait été tentant de de produire tous les morceaux de la même façon et noyer les différences en gardant un son quasiment uniforme du début à la fin, quitte à donner à l’album une cohérence totalement artificielle. Or Mastodon et Elizondo s’imposent d’adapter la production au caractère de chaque titre. Par exemple, si un son clair plein de reverb et des cymbales proéminentes siéent à The Hunter, son clair et cymbales it shall be. À l’opposé, Spectrelight ne saurait s’envisager sans ses guitares massives et sa batterie aux cymbales anémiques et à la caisse claire sonnant presque comme un tom.

Et pourtant, aucun de ces deux titres, aussi radicalement opposés soient-ils, ne dénotent au sein de The Hunter. À quoi cette étonnante cohérence est-elle due ? Difficile à dire... Même après deux semaines d’écoutes répétées, je reste incapable de comprendre comment Mike Elizondo a réussi l’exploit de rendre parfaitement cohérent un album offrant autant de directions différents. Au vu du résultat, on pense forcément au travail de Joe Barresi avec 10,000 Days de Tool et surtout de Lullabies To Paralyze des Queens Of The Stone Age (on y revient). On sait que Mastodon et QOTSA sont potes et estiment le travail l’un de l’autre (d’où l’apparition de Josh Homme dans les choeurs de Colony Of Birchmen) et il est très probable que le groupe et son producteur se soit inspiré des méthodes du producteur de Lullabies To Paralyze. Pour autant, comme chez Barresi, le résultat reste bluffant : les "coutures" sont invisibles, la production n’offre aucune aspérité, aucun gimmick auquel se raccrocher pour comprendre comment ils ont fait.

Dès lors, il n’y a plus qu’à se rendre à l’évidence. En produisant un disque qui défie à ce point l’analyse pour en appeler au pur ressenti, Mastodon et Mike Elizondo ajoutent indubitablement un nouveau chef d’oeuvre à la carrière du groupe.

Dry Bone Valley : ou la rencontre entre Layne Staley et Josh Homme par Brann Dailor.

Et pour couronner le tout, ils ouvrent de nouvelles perspectives à la carrière du groupe. Les aspects ultra-conceptuels de Blood Mountain et Crack The Skye incitaient à l’analyse minutieuse de chaque morceau, à comprendre comment chacun de ces albums possédaient leur propre logique interne. Bref, ils transformaient les fans en critiques, comme le révélait les forums durant les semaines qui précédaient la sortie de l’album : la question qui prédominait n’était pas "que vont-ils faire ?", mais "comment peuvent-ils faire mieux ?" À l’opposé, The Hunter donne un aperçu de l’incroyable potentiel de Mastodon et ouvre le champ des possibles, notamment grâce aux "problématiques" Octopus Has No Friends et Creature Lives qui trouvent finalement leur utilité en laissant envisager des pistes qui demandent à être explorées plus avant. La prudence circonspecte laisse alors la place à la foi impatiente : bordel, je veux savoir ce qu’ils vont faire ensuite ?!

Et puis, se pourrait-il que The Hunter, dans toute sa diversité et sa cohérence presque magique, séduise les foules en dehors de l’habituel public metal ? Même si Curl Of The Burl a tourné sur la playlist d’une radio grand public norvégienne, même si, dans sa chronique pour BBC Music, Mike Diver conclue par "Don’t like metal ? You might just love Mastodon" et même si l’album réussit à s’infiltrer dans le Billboard Top 10 la semaine de sa sortie, j’ai bien peur que la fragmentation actuelle de la musique populaire soit un obstacle bien trop grand. Cela dit, il n’en reste pas moins que, si un album a une chance de fédérer le public comme Songs For The Deaf avait su le faire il y a neuf ans, c’est indubitablement The Hunter !

Peu d’albums récents parviennent à combiner à ce point qualité d’écriture, diversité, cohérence et surtout une réelle générosité vis-à-vis des fans de rock et de metal. Quelques soient vos genres de prédilections, The Hunter possède un titre qui peut servir de porte d’entrée à l’univers incroyable de cet album. Sans jamais tomber dans le racolage grâce à une écriture et une production qui ne se permettent aucune facilité, The Hunter a tout d’un grand album populaire de haut niveau.

En conséquence de quoi, je n’ai plus qu’une chose à dire :

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Et si vous n’aimez pas Idiocracy... fuck you aussi !


[1On appréciera l’ironie de trouver une chronique reprochant à Mastodon de piocher dans le grunge sur un site consacré à ce loooooong revival permanent qu’est devenu le rock indie.

Vos commentaires

  • Le 6 octobre 2011 à 09:19, par Antoine Verley En réponse à : The Hunter

    Rhaaa mais qu’est-ce qu’elles t’ont fait, Creature Lives et Octopus ? Elles sont géniales !!!
  • Le 6 octobre 2011 à 09:35, par Aurélien Noyer En réponse à : The Hunter

    Je les adore aussi... même si je préfère Octopus Has No Friends à Creature Lives.

    Mais je trouve qu’elles ne sont pas aussi percutantes que les autres chansons et que si elles trouvent parfaitement leur place dans l’album et y prennent même une certaine ampleur, je ne suis pas sûr qu’elles fonctionneraient aussi bien si on les écoutait indépendamment.

  • Le 6 octobre 2011 à 10:01, par Antoine Verley En réponse à : The Hunter

    Creature Lives aurait surtout gagné à être plus longue en fait.
    Et si c’était pas Mastodon qui les avait faites on crierait au génie...
  • Le 6 octobre 2011 à 10:34, par Duff En réponse à : The Hunter

    J’aime bien Creature Lives, mais elle a quand même un petit côté U2 qui pique un peu. (Ou un petit côté Arcade Fire si on veut rester sympa).
  • Le 6 octobre 2011 à 12:21, par Thibault En réponse à : The Hunter

    Elles sont quand même largement en dessous des autres. Coincée entre Thickening et Spectrelight, ça tient pas trop la comparaison. Et elles ont tendance à égarer l’album dans un rythme trop flottant je trouve (cette intro sur Creatures Lives, c’est quand même un peu daubé), tu les enlèves et les mets en face-B à côté, tu as un album de 11 titres encore plus serré et rentre dedans, avec une meilleure dynamique générale.
  • Le 6 octobre 2011 à 18:19, par Outcry13 En réponse à : The Hunter

    Thilbault, c’est ce qu’on appelle des influences et de la diversité. Que du rentre dedans ça aurait été assez gavant. L’album est sympa mais en dessous de Crack The Skye ( et de beaucoup ! ) à mon sens. Je suis un gros mangeur de prog donc forcément les titres comme " The Czar " et " The Last Baron " me manquent.
  • Le 6 octobre 2011 à 22:50, par Antoine Verley En réponse à : The Hunter

    C’est un peu le Cars 2 de Mastodon en fait ^^
  • Le 6 octobre 2011 à 23:19, par Thibault En réponse à : The Hunter

    Outcry13, même en enlevant ces deux chansons, tu n’as pas que du "rentre dedans" ! Stargasm, All the Heavy Lifting, The Hunter, The Sparrow, c’est assez subtil, pas seulement du gros bourrin ! Pour moi ce n’est pas un problème d’influences ou de diversité, mais de réussite. Ça reste du très bon niveau, mais ça aurait mérité un traitement à part, je trouve.
  • Le 7 octobre 2011 à 00:10, par Duffman En réponse à : The Hunter

    Octopus Has No Friends souffre d’un manque de diversité justement. En fait elle est surtout mal placée, entre deux autres morceaux à l’ambiance un peu semblable mais plus marquants. Du coup, en écoutant l’album dans le désordre (un truc que j’aime bien faire de temps en temps) elle passe plutôt nickel.

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