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We Shall Overcome : The Seeger Sessions

We Shall Overcome : The Seeger Sessions

Bruce Springsteen

par Emmanuel Chirache le 21 juin 2011

4,5

Paru en avril 2006 (Columbia)

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Soyons francs : je n’aime pas Bruce Springsteen. Le jugement est un peu sévère, voire inexact puisque j’apprécie beaucoup certaines chansons du Boss, toutefois il résume grossièrement ma pensée. Un jour, peut-être, mes sentiments évolueront et j’écouterai Nebraska avec des étoiles dans les yeux, mais pour l’instant je me contente de vouer un culte sectaire à We Shall Overcome : The Seeger Sessions. Car ce simple hommage à Pete Seeger représente ce qui s’est fait de mieux dans la musique folk ces dernières années, un disque autrement plus intéressant que les pâles bidouillages de CocoRosie, les miaulements lénifiants de Joanna Newsom ou le four micro-ondes Devendra Banhart, celui qui réchauffe les plats froids des sixties.

A en croire ces néo-anti-freak folkeux plutôt austères, la musique actuelle inspirée des temps jadis offrirait une seule alternative : couper les cordes de sa guitare et se pendre avec, ou s’endormir au son de chuchotements à peine audibles. Springsteen, lui, prend le contrepied parfait de cette tendance en faisant appel à un orchestre d’une quinzaine de musiciens qui jouent pêle-mêle du banjo, de l’accordéon, du tuba, de la steel guitar, du violon et autres instruments divers et variés. De quoi réveiller les morts et les faire frapper dans leurs petites phalanges et métacarpes en rythme.

Si le chanteur de Born In The USA se permet un pari aussi risqué en sortant un album éloigné du minimalisme ambiant, c’est que l’homme connaît son folk. Il sait tout ce que la musique folklorique contient de bonne humeur, de fête, de danse, mais aussi de luttes. En 1995, il avait déjà réalisé The Ghost Of Tom Joad, un album acoustique dénonçant à coups de ballades les injustices sociales de la société nord-américaine, ballades qui frôlaient pour certaines le précipice du folk neurasthénique décrit plus haut.

Rien à voir donc avec ces Seeger Sessions, une suite de vieilles chansons dépoussiérées d’où jaillit en gerbes éruptives la vie des générations passées, venue irriguer notre existence de sa sève comme l’arrosage automatique du père Léon ses betteraves. « Mon travail consiste à me glisser dans les chaussures des autres, explique Springsteen, pour trouver ce que nous avons en commun et finalement rapprocher le public de ces personnages et de ces gens. » Mission réussie. Avec plus de deux millions d’exemplaires vendus dans le monde, le disque a trouvé un écho fracassant auprès de ses contemporains.

A cet instant de la chronique, ceux qui ne savent pas qui est Pete Seeger patinent toujours autant dans la mélasse. Il est temps de mettre fin à leur supplice. A bientôt 89 ans, Pete Seeger fait partie des figures légendaires du folk aux côtés de Woody Guthrie ou Bob Dylan. Toute sa vie, ce joueur de banjo émérite (et encarté au PC, soit l’acte le plus diabolique qu’un Américain puisse commettre) s’est affirmé comme un modèle d’intégrité à la fois artistique et éthique, refusant tous les mauvais compromis, prouvant une générosité d’âme et de portefeuille qui force le respect.

Sa réputation tient moins à un talent très relatif d’auteur-compositeur qu’à un éléphantesque travail de vulgarisation, au fil d’une œuvre qui popularisa des milliers de chansons traditionnelles entre 1940 et 1965 pour l’essentiel, bien que Seeger n’ait jamais vraiment cessé d’exercer la musique. Il était par conséquent légitime qu’un artiste aussi mature, cultivé et engagé politiquement que Bruce Springsteen finisse par rendre à son aîné l’honneur qu’il mérite. Légitime ne signifie pas cependant que ce disque allait de soi, et c’est toute la grandeur d’âme du Boss que d’en avoir conçu l’idée.

Avec ce chef d’œuvre, Bruce Springsteen ne se contente pas de violer la tradition pour lui faire un superbe enfant, turbulent à souhait. Il démontre aussi à quel point il n’est pas toujours nécessaire d’interpréter ses propres compositions pour s’affirmer en tant qu’artiste à part entière. Soutenu par de fantastiques musiciens de jazz dixieland, le chanteur passe au crible de sa voix exceptionnelle un catalogue de vieux airs immortels et délicieux qui égrènent les différents genres de la chanson populaire : musique de square dance (mais si, vous savez, les danses de cowboys péquenots, mains sur les hanches, moustache hérissée) pour Old Dan Tucker, gospel avec Jacob’s Ladder, outlaw song en la personne de Jesse James, chant de marin sur Pay Me My Money Down, protest song évidemment représentée par We Shall Overcome.

Tout, absolument tout, est à se damner et certains morceaux tutoient carrément le divin. Il faut être inhumain pour ne pas chialer à l’écoute de Mrs. McGrath, poignante ballade irlandaise datant des guerres napoléoniennes que les Clancy Brothers ou les Dubliners avaient eux aussi repris en leur temps. A lui tout seul, Eyes On The Prize justifie l’achat du disque et son passage en boucles frénétiques des heures durant sur la platine, ne serait-ce que pour ce bridge où le saxophone, la trompette et le trombone copulent dans une joie extatique. En passant, Springsteen nous livre aussi ce qui restera probablement la plus belle version connue de O Mary Don’t You Weep, un gospel plein d’entrain et d’espoir. On en chante encore. Enfin, comment ne pas frémir de bonheur lorsque résonne Erie Canal et son refrain mélancolique à entonner en chœurs ? Et merde, écoutez-le si vous ne me croyez pas, vous en tomberez amoureux.

Dans la foulée de la sortie de l’album, enregistré en quelques jours à peine en 1997 puis en 2005 et 2006 (soit à presque dix ans d’intervalle !), le Seeger Sessions Band écuma les routes et les salles de concert d’avril à novembre. Pour beaucoup de fans, cette série de performances représente une sorte d’apogée dans la carrière de Springsteen, un sommet de forme et de maturité. Hélas, nul n’est prophète en son pays et les salles européennes furent bien davantage remplies que celles des Etats-Unis, le public d’outre-Atlantique étant largement composé d’ignares que le nom de Pete Seeger rebutait. A Chicago par exemple, le groupe joua en extérieur face à une enceinte d’une capacité de 11 000 places assises à moitié remplie et devant une immense pelouse quasi vierge de présence humaine. Misère du crétinisme des Grands Lacs...

En revanche, les critiques américaines ne tarirent jamais d’éloges, que ce soit à l’égard du disque ou de la tournée, achevant presque toutes leur dithyrambe par ce constat : depuis Nebraska en 1982, jamais Springsteen n’avait été si inspiré. Le bonhomme a dit l’an dernier qu’il avait adoré cette expérience et qu’il était impatient de travailler de nouveau avec les musiciens des Seeger Sessions. Pas autant que nous, Bruce, pas autant que nous.

Article initialement publié le 17 mars 2008.



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Tracklisting :
 
1- Old Dan Tucker (2’31")
2- Jesse James (3’47")
3- Mrs. McGrath (4’19")
4- O Mary Don’t You Weep (6’05")
5- John Henry (5’07")
6- Erie Canal (4’03")
7- Jacob’s Ladder (4’28")
8- My Oklahoma Home (6’03")
9- Eyes on the Prize (5’16")
10- Shenandoah (4’52")
11- Pay Me My Money Down (4’32")
12- We Shall Overcome (4’53")
13- Froggie Went A Courtin (4’33")
 
Durée totale :60’34"