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mercredi 15 avril 2015
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par Oh ! Deborah le 9 octobre 2007
Dix albums et dix singles en dix ans. Tel est le projet de Lawrence, leader d’un groupe injustement méconnu, Felt. En 1980, le groupe est emmené par Lawrence Hayward (chanteur guitariste), Nick Gilbert (batteur, puis bassiste), Maurice Deebank (lead guitariste), et bientôt Gary Ainge (batteur). Felt connaît des périodes difficiles mais toujours, le chanteur torturé construit son mythe avec persévérance mais aussi avec une certaine désillusion paradoxale. Felt fait de la pop. Souvent accessible et irrésistible. Peu l’ont achetée mais ceux qui ont entendu ou lu Lawrence ne l’oublieront jamais.
Lawrence est né à Birmingham, ville qu’il juge lui-même glaciale et ennuyeuse. Parce que c’est bien connu, "Les seuls moyens de s’élever sont la musique et le football. Et on le sait dès l’âge de neuf ou dix ans, on sait qu’il n’y a pas d’espoir." C’est à douze ans qu’il commence à s’intéresser à la musique, écoutant de la pop, du glam-rock et Brian Eno. Vers l’âge de 14 ans, il rencontre Nick Gilbert, alors à l’école avec lui. Comme pour beaucoup de musiciens, c’est à partir de l’avènement du punk, en 1977, qu’ils se sentiront capables de monter un groupe. Ils écoutent les Buzzcocks, Wire et The Fall. Ils vont voir des concerts, comme Iggy Pop avec Bowie aux claviers et les Vibrators en première partie. Lawrence a 15/16 ans lorsqu’il décide de faire de la musique, et au lieu de continuer à sortir, la composition lui donne une raison de s’enfermer, de se renfermer, et d’explorer ses talents. Selon lui, c’est par l’introspection et l’art que l’on peut apprendre, se nourrir, fuir la réalité, et trouver du réconfort. Ce n’est certainement pas en allant se saouler au pub, qu’il déteste. A part la musique, rien ne l’intéresse. Surtout pas les attitudes et rapports humains du milieu ouvrier dans lequel il vit, et qu’il rejette sans délicatesse. D’ailleurs, Lawrence Hayward se fait appeler Lawrence tout court (sur les pochettes et interviews) parce qu’il n’assume pas ses origines.
Enfant, Lawrence jouait à faire semblant, il marchait dans la rue en s’imaginant être le meilleur footballeur ou quelqu’un d’important. Avec assez de recul et de désillusions, il ne garde pas bon souvenir de son enfance et adolescence, à vrai dire, il n’y a rien à raconter, en tout cas rien qui échappe à la norme routinière. "Je ne faisais rien, c’est nul... J’ai pris conscience que le monde était ennuyeux et qu’il n’y avait rien à faire, et je n’aimais pas la vie sociale. Tout ce qu’un homme peut faire dans sa vie, c’est travailler, avoir de l’argent, sortir et s’amuser. C’était comme ça dans ma ville, les gens ne faisaient qu’oublier le monde. Moi je voulais fuir l’ennui de la vie quotidienne non pas en sortant, mais en effectuant une retraite intérieure. (...) On est tous effondrés, c’est le nord de l’Angleterre... Là où je vis, je suis la seule personne qui se soit rebellée contre une existence normale, j’ai cessé de voir les gens. (...) Je n’ai jamais eu de vision romantique du monde." Sauf, un peu, dans sa musique. La seule chose qui l’amuse. Mais simplement la musique. Parce que ce qu’il y a autour, les musiciens, le business et les soirées, c’est déjà nettement moins intéressant pour Lawrence. "J’ai vu que ces gens étaient les mêmes que ceux de mon enfance. Et que tout ce qu’ils désiraient, c’était boire et oublier (...) Jeune, je pensais que la musique était un autre monde, avec des gens qui recherchaient des expériences différentes, mais non, c’est la même chose."
Lawrence est quelqu’un qui se livre avec facilité, ainsi, lorsqu’on lit son interview dans Les Inrockuptibles de 1990, force est de constater le fossé séparant la presse musicale d’alors à celle d’aujourd’hui. A tous les niveaux... Longueurs des interviews, profondeur des articles, questions existentielles, gueule générale du mag... Est-ce les artistes qui étaient plus intéressants ? Plus honnêtes ? Plus extravertis ? Ou est-ce parce que cette presse ne se contentait pas de poser des questions d’ordre promotionnel et sans interêt ? Les deux. En tout cas, ce qu’aime avant tout Lawrence, c’est apprendre sur la vie, "j’essaie de retirer un savoir de toute chose, simplement en ouvrant mes cinq sens." Observer le monde extérieur sans vouloir y appartenir, regarder la réalité en face, puis la changer par le biais de la musique. C’est pour ça que Lawrence préfèrera écrire de la pop, certes introspective, mais divertissante. Avant ça, il va passer par des phases expérimentales.
Tout en faisant pas mal de jobs, Lawrence écrit et enregistre seul dans sa chambre le premier, culte et arty single Index, quatre minutes brutales d’un solo très noisy. Celui-ci sera publié grâce à une maison d’auto-production qui proposa, par le biais d’une publicité dans le Melody Maker, d’offrir l’enregistrement et la publication. Le single est distribué par Shangaï puis Rough Trade. Peu de temps après, Lawrence va à un concert des Subway Sect, sur le chemin, il s’arrête chez un ami qui lui présente alors Maurice Deebank, futur grand guitariste et co-compositeur de Felt. Deebank ne connaît pas Television mais joue de la guitare classique depuis 12 ans, exploitant son instrument mélodiquement, à la façon de Tom Verlaine, l’une des idoles de Lawrence.
C’est pourquoi ils vont très vite jouer ensemble, avec Nick Gilbert, dans le quartier de Water Orton Outside, à Birmingham. Lawrence a à peine 18 ans et Felt est tout ce qu’il possède, son royaume, son refuge. Le groupe commence à tourner, sans bassiste, et le premier concert se trouve au Cyprus Tavern, à Manchester, en compagnie de The Fall. Mark. E. Smith (leader de The Fall, un espèce d’asocial comme Lawrence mais en plus hargneux et proportionnellement opposé à Lawrence en ce qui concerne l’alcool...) appréciant la formation, il décide d’inviter Felt en première partie de The Fall au Marquee, à Londres. Grâce à ça, Felt se fait remarquer par le label Cherry Red. Et Gilbert se met à la basse.
Dès lors, Lawrence a une volonté de fer, il se met en tête de publier 10 albums et 10 singles en 10 ans et de devenir "une star de la pop". Il a beau être totalement blasé en interview, son rêve d’enfant n’a pas fini de le hanter. Et quelque part, il y croit. Comme Dave McCulloch fera de Index le single de la semaine dans le magazine Sounds, Lawrence décide d’envoyer des démos de Felt à McCullock. Selon Gilbert, "Quand Lawrence a fait ça, on s’est dit : ’ça y est, on va être des stars’, nous avions une interview dans Sounds ainsi qu’une review de concert." Felt signera donc sur Cherry Red, un label indépendant, qui selon Gilbert, n’est ni branché, ni idéal...
Un premier Ep de quatre démos est publié en 1981 et s’appelle Something Sends Me To Sleep, avec un dénommé Tony Race à la batterie dont Lawrence n’apprécie ni l’allure, ni les cheveux bouclés (selon ses propres dires), ce Tony sera donc bientôt remplacé par le batteur définitif du groupe : Gary Ainge (un ami de Maurice Deebank). S’en suit l’enregistrement de l’album au titre farfelu, Crumbling The Antiseptic Beauty, durant lequel Lawrence se disputera le contrôle du disque avec Gilbert (alors bassiste), lequel partira et sera également remplacé par Mick Lloyd.
Gilbert dira que ses disputes incessantes avec Lawrence, allant même jusqu’au style vestimentaire, étaient insupportables, et qu’il était certainement moins investi dans le groupe que Lawrence. "Tu dois avoir de l’ambition dans la vie, je respecte plus Lawrence que je m’en moque. Il sait ce qu’il veut et même si ça prend 20 ans, il l’aura". Crumbling The Antiseptic Beauty sort en 1981 sur Cherry Red. Il est fait de morceaux précieux, entre deux teintes, délicats et atmosphériques, cotoyant la même lignée que leur contemporain Viny Reilly (The Durutti Column). Il a de bonnes critiques dans la presse indépendante, même si les ventes ne décollent que très peu.
Fasciné par Vic Godard (des Subway Sect) et par des artistes new-yorkais (notamment The Velvet Underground, Suicide, Richard Hell et Tom Verlaine), Lawrence adopte le chant parlé de Lou Reed. ’Felt’ fait référence aux textes de Venus de Television tout en évoquant, par sa conjugaison, les sentiments du passé. Influencé aussi par Bob Dylan, il confiera à la presse "Bob Dylan m’a bouleversé en 1983, lorsque j’ai entendu pour la première fois I Threw It All Away de l’album Nashville Skyline. J’ai changé ma façon d’écrire après ça. Cela me disait qu’on pouvait utiliser des images poétiques de manière directe - elles n’ont pas à être abstraites - tout en ayant une tonalité pop. Cela m’a lancé vers d’autres sentiers." A la suite des excellents singles publiés en 1983 (My Face Is On Fire et Penelope Tree), nettement plus accessibles que l’album), Felt va avoir de bonnes critiques et bénéfier de places non négligeables dans les charts indépendants anglais.
En 1983 sort The Splendour Of Fear, un album qui concentre cold-wave et slows planants, toujours plutôt atmosphériques et éthérés, avec deux morceaux instrumentaux sur les six mais aussi une tonalité très sombre. L’album atteint la sixième place dans les charts indépendants, et là encore, la guitare, notamment sur The World Is As Soft As Lace, a des similitudes avec celle de The Durutti Column. Mais les deux songwriters, Lawrence et Deebank, ont des relations de plus en plus conflictuelles dues à des goûts musicaux très divergents. Deebank, qui se sent de moins en moins libre au sein de Felt, va enregistrer un album solo (Inner Thought Zone, 1984) dont Lawrence se moque totalement : "Les titres et les pochettes sont horribles ! Hideuses ! J’ai dit à Gary Ainge (le batteur) : ’tu crois qu’on devrait l’aider ?’ et il m’a dit ’Il veut faire quelque chose sans toi, c’est évident’, ’ok, laissons le tout gâcher !". Malgré ça, Lawrence ne cesse d’écrire. Car pour rêver de devenir l’emblême des années 80, il s’agit avant tout de travailler. "Si j’ai parfois fait beaucoup de disques en peu de temps, c’est par réaction à la norme standard qui veut qu’un artiste fasse un disque par an. (Que dirait-il d’aujourd’hui ? Ndlr). Tim Buckley a enregistré quatre albums en 1967, ils sont sortis plus tard, sans retouches. C’est une idée qui me ravit, faire quatre albums en un an, quatre parce qu’ils sont bons et non pas pour le plaisir d’en faire quatre."
Lawrence vit toujours dans un petit appartement et affirme encore préférer faire des boulots actifs, laborieux et qu’il juge "minables" comme serveur, plongeur, plutôt que des jobs faciles. Pour lui, c’est une façon de ne pas se conformer, de se faire violence. Lawrence est maniaque. Chez lui, tout doit être irréprochable, propre, rangé. Il conceptualise lui-même le design des pochettes de Felt, souvent de couleurs pastelles ou délavées, et vérifie le positionnement des codes barres sur celles-ci. Plus tard, dans les cafétarias ou restaurants, il vérifiera plusieurs fois la nourriture. Il ira jusqu’à choisir quel médiator doivent utiliser les différents guitaristes de Felt.
Felt va ensuite publier The Strange Idols Pattern And Other Short Stories, en 1984, excellent album mêlant tubes pop et ballades expérimentales dont la mélancolie bien dosée enveloppe un plaisir immédiat sur toute la longueur. Avec des chansons telles que Roman Litter, Felt est alors digne des grands groupes pop. Car, comme dans tout album, Lawrence tient à une certaine teneur mélodique, et le fait savoir, que ce soit au niveau des expérimentations ou même des solos de guitare. Les paroles sont plus directes que par le passé, un peu moins poétiques mais pures, chargées de sens et de réalisme. Felt va ensuite tourner en première partie des Cocteau Twins, période durant laquelle Robin Guthrie va proposer de produire leur prochain album. Lawrence et Deebank vont d’abord écrire un single, le succès de leur carrière, qui sort en1985, Primitive Painters, entièrement composé par Deebank, tout en nuances évanescentes, incluant les choeurs de Elizabeth Fraser, alors compagne de Guthrie et chanteuse des Cocteau Twins. Cependant, Cherry Red n’a pas les pouvoirs marketing pour le diffuser correctement.
Lawrence se plaindra plus tard de la mauvaise qualité rendue par les labels indépendants : " Primitive Painter a été notre tube potentiel. Sur un autre label, on aurait pu avoir du succès, c’est triste. Signer les groupes ne suffit pas, il faut forcer les choses. Les labels indépendants ne savent pas le faire, je ne les aime pas. Il vaut encore mieux subir la pression de l’argent, je ne veux pas être libre. Lorsque tu commences un groupe, tu sais que ce sera dur et tu dois l’accepter". Le contradictoire Lawrence nous dit adorer les majors, pourtant il déteste ne pas avoir un contrôle total sur ses disques... Il faut dire qu’à l’époque, en plus de l’ombre faite par la toute nouvelle avalanche de groupes-MTV, la naissance des labels dits indépendants se montre rarement efficace pour révéler un minimum la qualité sous-jacente des années 80 (hormis quelques exemples comme Cure ou REM). C’est ainsi que les préjugés négatifs sur la décennie, telle une malédiction maladive et contagieuse, commencent à se dessiner et progresseront vers une loi indélébile.
Peu après, Robin Guthrie produit l’album Ignite the Seven Cannons, avec Cocteau Twins dans les studios. Le premier morceau de l’album laisse place à une new wave planante et lisse, rappelant la production des albums de Cocteau twins. L’album renvoie aux mémoires de l’enfance, diffère radicalement des autres au niveau du son, déconcerte les premiers fans, et devient le plus populaire du groupe. Primitive Painters est alors un hymne adolescent, certes encore un peu confidentiel. A mon goût, l’album est globalement moins bon qu’un album de Cocteau Twins et moins bon qu’un autre album de Felt. Peu importe, il permettra au groupe d’acquérir une petite reconnaissance. C’est aussi celui qui voit l’arrivée de l’orgue de Martin Duffy agé de 16 ans et qui, paraît-il, est un génie. Durant la tournée qui suivra, Felt se produira en première partie de The Jesus And Mary Chain, en novembre 1985.
Après quoi, le groupe perd deux de ses membres : Deebank (compositeur et guitariste doué) et Mick Lloyd (bassiste) remplacé par Marco Thomas... Lawrence dira que "Felt est un groupe mais au début, c’était moi et Maurice Deebank. Mais ce dernier ne comprenait pas le business de la même façon que moi. Avant de faire des disques, on s’entendait bien, mais le business nous a séparé". Et ce n’est pas tout. Alors que Felt enregistrait Ignite..., Deebank proposa un entracte à Lawrence pour lui montrer son alliance. Il s’était alors marié la semaine précédente avec une Espagnole rencontrée lors d’une date à Barcelone. Lawrence se souvient : "Dès l’instant où il est sorti du van, après la dernière session d’enregistrement, il a dit ’Je veux être avec ma femme à présent’, et c’est la dernière fois que nous l’avons vu."
La guitare étant partie, l’orgue de Martin Duffy sera renforcé et restera au sein de Felt avant que Duffy n’officie plus tard dans Primal Scream. Aussi, Felt prend un nouveau guitariste, Neil Scott (qui jouait dans Everything But The Girl), change de label, pour Creation, se faisant signer par Alan McGee, dénicheur de jeunes talents. Ils sortent un single, Ballad of The Band, (enregistré par Guthrie) qui fait directement allusion à la relation entre Lawrence et Deebank. Lawrence l’avait en fait composé quand Deebank était encore dans le groupe. Il chante :
"Ou étais-tu lorsque je travaillais ?Tu étais toujours au lit.T’es qu’un idiot (...)Tout est de ma faute, oui c’est moi le responsable,Je n’ai pas d’argent, je ne suis pas connuEt c’est pourquoi j’ai presque envie de renoncerEt toutes ces chansons, comme Crystal ball, Dismantled KingTu sais je les aime toutesMais malgré tout j’ai presque envie de renoncer".
Avec de plus en face b de ce single, une chanson intitulée I Didn’t Mean To Hurt You ...
Un nouvel album Let The Snakes Crinkle Their Heads To Death voit le jour en septembre 1986. Celui-ci se réconcilie avec le son originel du groupe, un album d’environ 17 minutes pour une dizaine de morceaux entièrement intrumentaux. C’est la première fois que Lawrence assure toutes les parties de guitares sur un album. Au sujet de son titre tordu, le chanteur dira plus tard que "Le titre venait d’une lettre que j’avais écrite à une fan de Felt et j’ai terminé ma lettre inconsciemment par ’Lawrence - Let The Snakes Crinkle Their Heads To Death (Laisse les serpents se crêper le chignon jusqu’à la mort), mais je ne sais pas d’où c’est venu ! J’ai montré ceci à Creation en disant ’C’est génial !’ Et Bobby Gillepsie (leader de Primal Scream Ndlr) m’a dit : ’C’est le pire titre que je n’ai jamais vu, tu fais une erreur !’ J’aurais dû écouter Bobby. Je déteste ce titre. Tout le monde fait des erreurs et c’est la pire que j’ai faite !" Au final, l’album ne ressemble à rien d’autre qu’à Felt, ou à des espèces de génériques pour enfants, avec toujours, cette pointe de mélancolie. Lawrence dira plus tard qu’il est son préféré. Dedans, l’orgue de Duffy fait des ravages mélodiques et fait beaucoup penser aux orgues utilisés dans les années 60, en contradiction avec les synthés de l’époque que Lawrence n’aime pas.
Cette même année, Felt publie un sixième album, Forever Breathes The Lonely Word l’un des meilleurs et des plus accessibles du groupe, dont l’orgue fait de plus en plus penser à celui qu’utilisait Bob Dylan période Blonde On Blonde. Cet album, qui contient la chanson culte All The People I Like Are Those That Are Dead, ne fera pas de Felt un groupe beaucoup plus connu ni reconnu, et c’est incompréhensible. Comme le souligne Lawrence, "tout ce que nous faisons sont des mélodies qui peuvent plaire, mais... On doit sûrement faire du ’easy-listening obscur’ !". Malgré l’omniprésence de l’orgue, les parties de guitares en reverb’ de Lawrence et surtout Tony Willé (de passage dans le groupe) sont denses et créatives.
Dans une interview du NME (1986 donc), on demande à Lawrence de raconter sa journée type : "Généralement, la journée est assez traumatique, car je dois trouver quelque chose à faire...
Tu vois, si j’arrive à passer le temps jusqu’à 18h, donc jusqu’à ce que s’enclenche la tv, alors ça va...Je vais me coucher très tard - d’ailleurs je n’ai pas dormi ces derniers temps - je me lève vers 10h, ensuite, je lis, je lis autant que je peux le supporter. Après je me lave les cheveux, je me lave les cheveux tous les jours car ça m’occupe pas mal de temps (...) tous les six mois, la solitude s’empare de moi, un vendredi soir. Tu ne sais alors plus comment passer le temps. Tu dois survivre mais tu ne sors pas. Tu dois souffrir. Je crois que je me torture moi même parce que je n’ai pas encore réussi ce que je voulais". En fait il n’y a que dans la musique, à la rigueur les livres (lire Kerouac et trouver des points communs avec lui) et le van de tournée que Lawrence avoue trouver un amusement, un certain plaisir. Quant au reste du monde, peu lui importe. "Je ne regarde jamais les infos, je déteste ça... Je refuse de savoir ce qu’il se passe dans le monde. Je ne suis pas interessé. Et je ne lis pas les journaux".
S’ensuit en 1987 Poem Of The River, qui commence sur la phrase "Je serai la première personne de l’histoire à mourir d’ennui..." Durant l’enregistrement de cette chanson (Declaration), l’ingénieur du son était épuisé, il a donc osé ramener son fils de 16 ans pour la terminer. Après quoi Lawrence s’est empressé d’emmener la chanson à Robin Guthrie qui lui a dit : "Je sais que vous êtes dans la merde, donc je vais sauvé votre chanson du mieux que je peux, mais si vous me créditez pour ça, je vous tue !".
En 1988 sortent deux albums, The Pictorial Jackson Review (en référence au roman Pic de Jack Kerouac), album avec un coté pop classique, et l’autre face plus ambient, dans lequel on peut entendre un Lawrence en période de désespoir quant à l’avenir et la notoriété du groupe, avec des textes toujours plus directs :
I was going to be like royaltyI was going to come to the throneI was going to be a personalityI was going to be so well knownWhat went wrong I don’t know
et l’album le plus inattendu de Felt, Train Above The City, très jazzy.
"Si tu nous connais, tu sais que nous aimons le folk, le rock, le jazz, le punk, etc. Gary a joué pendant des mois dans une formation de jazz et Martin Duffy savait en jouer depuis qu’il est devenu un espèce d’enfant prodige. Je me suis dispensé pour certaines choses, parce que je savais que j’allais tout ruiner. J’ai répété six chansons, mais je n’étais pas assez bon pour aller à l’enregistrement. Je ne voulais pas que les gens voient Felt comme ’mon’ groupe. C’est un ’total group’." Apparemment, la seule contribution de Lawrence est d’avoir titré les chansons, c’est pourquoi seuls Ainge et Duffy sont crédités sur cet album.
Lawrence n’y croit plus. Son rêve s’en va, et il a désormais toutes les raisons d’être aigri. Il confirmera la même année "Tu peux te raconter des histoires, mais la vérité est que l’un des groupes de la décennie sera en passe de devenir très important, et j’ai enfin réalisé que ce ne sera pas nous. C’est assez déprimant de l’admettre."
En 1989 sort alors l’autre album préféré du public et le dernier de la discographie. Il s’agit de Me And A Monkey On The Moon, enregistré à Brighton et produit par Adrian Borland, chanteur d’un autre groupe génial The Sound, qui confiera, même si avec humour, que l’enregistrement fut un cauchemar. Il est simplement impossible de dicter à Lawrence de quoi aura l’air l’album. De plus, celui-ci refuse la présence de filles, en particulier la petite amie du nouveau guitariste, John Mohan, dans les studios. A propos de ce guitariste lead très doué, Lawrence dira avec nostalgie : "John était le guitariste le plus proche de Deebank. Et il lui ressemblait : une personne grande, mince et reservée". Sur cet album, le chant de Lawrence est splendide, il est moins parlé, plus mis en avant, plus fragile et mélancolique, révèlant des textes autobiographiques, questionnant un destin plus qu’incertain. Même si l’oeuvre est plus conventionnelle, elle termine l’aventure du groupe en beauté, avec pas mal de guitare slide et de solos.
Les relations entre les membres du groupe sont assez restreintes, et Lawrence ne considère pas Felt comme un groupe meilleur que les autres au sens personnel. Il dira que le business est rempli de mauvaises ondes, mauvaises personnes, et qu’on ne peut y échapper. Il affirmera aussi qu’il ne tient pas particulièrement à voir les membres du groupe, ni même leur entourage : "Je peux aller manger, aller en studio, parler, travailler mais... Je ne partage pas de vision avec qui que ce soit. Car tout le monde place l’amusement plus haut que la créativité. Même mes copains qui font de bons disques vont le soir dans les pubs, pour boire... Moi je rentre directement et je travaille sur mon prochain morceau. (...) Mais je côtoie Gary Ainge, c’est aussi un intellectuel, et en fait la personne la plus proche de moi sur le plan musical. Mais socialement Gary n’a pas les mêmes motivations que moi (...) Je suis un raté socialement".
Pour ce Me And The Monkey On The Moon, Lawrence a dû changer de label parce que Creation n’était pas en mesure de le sortir avant la date limite (la fin préfabriquée du groupe) imposée par Lawrence. C’est donc ironiquement sur Cherry Red (!) que le disque est sorti. Felt a donc bien publié dix albums en dix ans, et s’est construit un mythe relatif, le genre de projet de lois pour lesquelles les artistes se battent, et qui les rendent, sans que l’on sache vraiment pourquoi, touchants. Pourtant n’importe qui aurait avant lui, lâché le projet. Cependant, son pari des dix singles a échoué en raison de la "revanche" de Creation qui a ressorti entre temps d’autres singles. Lawrence s’est donné entièrement pour graver l’histoire de ses pop-songs de trois minutes à moitié torturées, et que s’il aura passé dix ans de sa vie à se battre pour la musique, la seule chose qui ne le blase pas, c’est avant tout dans l’idée simple de sortir des choses de qualité, d’ajouter sa pierre à l’édifice, d’être ce qu’il a toujours voulu être, une légende, même petite, en vain. L’ensemble de la pop alternative à venir s’en souviendra, Jarvis Cocker aussi.
Depuis, un DVD de Felt est sorti et contient un concert qu’ils ont donné à Londres en 1987, dont une reprise de Michel Polnareff, Ame Câline, rebaptisée Soul Coaxing. "C’est la seule chose qui ait été filmée. Ce n’est pas de très bonne qualité, pas très bien filmé, c’est comme Joy Division avec leur video Here Are The Young Men, filmé en super 8. Ceci sera l’unique chance pour les gens qui veulent nous voir en live. Parce que je ne reformerai jamais Felt. Quoi qu’il advienne. Jamais". On a souvent fait remarquer à Lawrence que son groupe ne tournait pas beaucoup. "Ne pas jouer live très souvent crée un mystère. Et peu de gens sont comme ça. Tout le monde est toujours en tournée."
Le dernier concert de Felt eut lieu à Birmingham, précieusement programmé en décembre 1989. Le concert s’est terminé par Ballad Of The Band, en hommage à Maurice Deebank...
Conceptuellement, Felt ne voulait pas appartenir aux années 90. Me And A Monkey On The Moon sort, et "à Londres, les gens ont le sentiment que Felt vient de sortir son meilleur album. Je suis fier d’arrêter pour des raisons artistiques plutôt que de continuer parce que ça pourrait enfin marcher. Il fallait s’arrêter. C’est parfait. Felt appartient aux années 80 et se termine en décembre 1989. On s’en souviendra comme d’un groupe des années 80." Au moment où Lawrence dit cela, il n’a plus un sou en poche et devra vendre son appartement. C’est une histoire de plus parmi celles du rock qui s’achève, l’histoire d’un groupe et surtout d’un personnage jugé excentrique, irascible, mais sensible et talentueux. Il a mis la barre trop haute et on l’aurait mis à terre parce qu’il n’en a fait qu’à sa tête sans jamais l’aide de ses labels, en arrêtant la carrière de Felt qui commençait tout juste à grimper. Incorrigible Lawrence. Même Dan Treacy s’en est (un peu) mieux sorti. Lawrence multipliera projets et albums dans les années 90 jusqu’à aujourd’hui (Denim, groupe avec lequel il aura pour mission d’enterrer les années 80... Et ensuite Go-Kart Mozart). En 2007, Maurice Deebank est bouddhiste et vit non loin de Birmingham. Lawrence a quarante six ans et clame à qui veut l’entendre que toute son existence consiste à faire de la musique dans le but de devenir riche et célèbre.
Merci à Pol Dodu et au Felt Tribute Site
Vos commentaires
# Le 11 novembre 2011 à 17:24, par Laurent Chevalier En réponse à : Felt, beautiful losers
Merci infinimment pour ce morceau d’érudition "lawrencien" pertinent et informé.
Mon histoire personnelle avec Felt a commencé en 1981 ou 1982 (?) à Nancy à 2 pas de la "place Stan’ " dans la triste boutique d’un disquaire-marchand de partoches et d’instruments, pas du tout branché...On découvrait et achetait alors beaucoup "à l’instinct", en fouillant compulsivement les bacs...Le maxi "Penelope Tree" vient de là, 30 ans après, Felt m’apparait encore plus comme un petit miracle de mystère et de douloureuse beauté.Felt, 1ère pierre à l’édifice d’une période d’une richesse insoupçonnée et scandaleusement mésestimée. Permettez-moi à cet effet de vous citer :
"Il faut dire qu’à l’époque, en plus de l’ombre faite par la toute nouvelle avalanche de groupes-MTV, la naissance des labels dits indépendants se montre rarement efficace pour révéler un minimum la qualité sous-jacente des années 80 (hormis quelques exemples comme Cure ou REM). C’est ainsi que les préjugés négatifs sur la décennie, telle une malédiction maladive et contagieuse, commencent à se dessiner et progresseront vers une loi indélébile." Eh oui, hélas, vous n’avez que trop raison. Citons le précieux "Rip It Up and Start Again" de l’excellent Simon Reynolds comme témoignage essentiel et...quasi unique de ce foisonnement à re-découvrir de toute urgence (Oublis majeurs néanmoins de l’auteur à mon sens : Monochrome Set, Eyeles in Gaza,...)
Bien à vous, Oh ! Rédactrice ! je vais prendre le temps d’aller découvrir vos nombreuses contributions sur ce site, que je n’avais fait jusqu’ici que survoler, honte à moi !
Laurent
# Le 12 novembre 2011 à 22:11, par Oh ! Deborah En réponse à : Felt, beautiful losers
Merci Laurent ! Ca fait toujours plaisir de lire les rares fans de Felt.
Vous avez donc eu la chance de découvrir Felt en temps réel, et surement d’autres groupes de cette fabuleuse période.
Vous avez raison de citer Simon Reynolds, je m’y suis souvent référée, son livre est riche, très détaillé, avec des descriptions justes et accessibles. Pour ne citer qu’un oubli, flagrant et pas innocent je pense, c’est The Cure. Ils sont juste évoqués. C’est bizarre de faire à ce point l’impasse sur un des représentants du post-punk, donc mystère... Et Monochrome Set, effectivement.
A bientôt !
# Le 12 novembre 2011 à 22:15, par Oh ! Deborah En réponse à : Felt, beautiful losers
# Le 4 décembre 2011 à 21:23, par etienne En réponse à : Felt, beautiful losers
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