Portraits
Blur, mis au net

Blur, mis au net

par Milner le 6 avril 2005

Groupe très influent des années 90, Blur a su se renouveler pour conserver sa place parmi l’élite britannique. De Colchester au Maroc, retour sur un itinéraire musical atypique !

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Début 1989, tandis que The Stone Roses se prépare à devenir énorme et à prendre les îles britanniques par surprise, un jeune homme de 21 ans appelé Damon Albarn, natif de Whitechapel, se débat avec ses propres problèmes : après avoir tenté sa chance pour devenir acteur à Londres, il s’était retrouvé à enregistrer des ballades horribles au piano avec un groupe de soul blanc nommé Two’s A Crowd et composait parallèlement pour le théâtre d’interminables morceaux bizarres, sans aucune partie vocale dans les studios d’enregistrement Beat Factory où il travaillait gratuitement ; en compensation, on lui permettait d’utiliser ces studios pendant la nuit. Sa vie n’était pas aussi rose qu’il l’avait imaginée. Malgré un rôle insignifiant dans un thriller de John McKenzie, Le Quatrième Protocole, deux ans auparavant, les choses n’allaient pas bien. « Je me sentais frustré mais je ne méritais rien de mieux. J’étais un pauvre type, doué pour la musique mais je ne connaissais rien à la musique pop. J’étais comme un mec qui aurait su écrire mais pas lire, un mec qui aurait lu Balzac et Shakespeare et n’aurait rien su de tous les auteurs contemporains ».

Etre le fils de Keith Albarn impliquait nécessairement d’être différent des autres : il était peu commun d’avoir un père à la fois ex-manager de Soft Machine et artiste réputé de happenings reponsable de la Discothèque Interplay pendant les grandes heures de l’Eté de l’Amour. Ce n’est pas non plus en jouant du violon et du piano, en se promenant avec des livres de Karl Marx sous le bras, en écoutant Satie et Berstein, et en flirtant avec le bouddhisme quand on vient d’avoir treize ans, que l’on se trouve facilement des amis en zone rurale. Le jour où on lui apprit que son père était muté, en tant que professeur d’art, à l’école de Colchester, il décida que son adolescence s’écoulerait dans la solitude et qu’il ne s’intéresserait qu’à l’art, tout particulièrement au théâtre.

Une rencontre décisive

Sa bouée de sauvetage, il la voit prendre les traits d’un jeune garçon binoclard, timide et réservé qui allait devenir le meilleur ami d’Albarn. Graham Coxon, d’un an son cadet, était lui aussi à l’école de Colchester. Il était fasciné par l’éloquence et l’aisance de Damon en public. Il jouait du saxophone et de la guitare et ne jurait que par The Who et The Jam. Albarn pensait n’avoir rencontré qu’un saxophoniste alors qu’il avait en fait trouvé quelqu’un qui essaierait de le faire entrer dans le monde de la musique pop. Pendant plusieures années, l’essentiel de leurs activités consistait à tuer le temps en apprenant à jouer chez l’un avec des chansons de Jimi Hendrix et assister aux concerts des membres de l’écurie 2-Tone, fameux label de revival ska à la mode aux débuts des années 80. Comme le racontait Coxon : « Ses parents me traitaient comme un adulte, étaient très cultivés. Il y avait plein de livres et de tableaux passionnants dans leur maison, alors que chez moi, la télé était allumée en permanence. C’était la première fois que je rencontrais des gens impliqués dans l’art ». À la fin de leurs études secondaires, ces deux-là n’avaient qu’un objectif : aller vivre à Londres pour fuir la tranquilité du provincialisme rural anglais.


Frustré par ses échecs répétés aux auditions, Albarn semblait couler comme un bouchon. Tout le contraire de Coxon qui, inscrit au Goldsmith’s College - prestigieux centre d’art londonien - profitait pleinement de son séjour à Londres et de la distinction de la musique pop de l’époque, suffisamment attrayante pour que n’importe quel adolescent rêve de prendre part à la fête. Tout cela provoque un enivrement et une excitation chez Graham qu’il finit par passer à Damon. C’est après un énième spectacle pathétique à Colchester devant seulement dix personnes que celui-ci décide de se plonger dans la musique pop et d’oublier les vélléités pseudo-intellectuelles qui l’avaient conduit dans une impasse. Il découvre qu’il a perdu la meilleure période de son adolescence et se met à vouloir la récupérer à toute vitesse.

Excès, Bagarre et Rock n’ Roll

Ce soir-là, l’une des personnes qui assiste au spectacle est Dave Rowntree. Plus âgé qu’eux- il est né en 1963 à Colchester- il prend connaissance de la discussion et propose ses services à la batterie, instrument qu’il pratique depuis l’âge de onze ans dans divers groupes peu importants de la ville. On peut dire que c’est à ce moment-là que le groupe commence vraiment à exister. Mais très peu auraient pu prédire six mois plus tard quand Alex James - connaissance de Graham au Goldsmith’s College- se joint à eux en tant que bassiste que le groupe plongerait dans un déluge d’excès si inouï que même les frasques dérangées d’un Paul Gascoigne sembleraient par comparaison aussi inoffensives qu’une virée de retraités sur la Riviera. de gauche à droite : Dave Rowntree, Alex James, Graham Coxon et Damon Albarn Ils prirent le nom de Seymour, ce qui leur convenait parfaitement, puisque le flou sur l’origine du nom- certains pensent que ce nom vient d’un roman de J.D.Salinger ; d’autres affirment qu’il s’agit d’un personnage de fiction inventé par Damon- semblait également correspondre avec leur identité musicale. Ils commencent à être connus à cause de leur conduite scandaleuse, des cuites qui se terminent dans les commissariats, bagarres dans leurs concerts, remplissage du métro de Londres de graffitis parlant du groupe ... Tout cela fit que le groupe devint célèbre en un rien de temps et que leur nom arrive aux oreilles des principaux chasseurs de talents.

Ce fut Food Records qui vit en ces jeunes de Colchester un groupe voué au succès. La jeunesse de ses membres, leur personnalité musicale encore peu développée et le physique attrayant de Damon et Alex, firent que Food vit en Seymour un groupe malléable et facilement orientable vers le public adolescent. Andy Ross et David Balfe, les patrons du label, eurent cependant quelques objections à opposer au quator. « On leur dit qu’ils devaient se concentrer sur de la bonne matière, et non sur des chansons ridicules. Là-dessus, il n’y eut aucun problème, c’était tellement évident ... Là où on les mit vraiment au pied du mur, ce fut à propos du nom du groupe. On pensait que c’était anticommercial. Comment allait-on signer un contrat avec un groupe au nom aussi horrible ? ». Food leur suggéra une suite de noms parmi lesquels Blur. La légende veut que le groupe opta pour celui-ci parce que les autres propositions leur semblaient encore plus grotesques que Seymour.


The next big thing

C’est un groupe aux idées pas très claires, très bruyant et tout à fait arty qui commença à composer de nouveaux morceaux sous influence Madchester. Il est évident que pour Food Records, tout était déjà prêt pour le grand lancement de ce que les Anglais appellent the next big thing. Le premier simple She’s So High- morceau nébuleux constitué d’une partie vocale de Albarn on ne peut plus langoureuse- sorti le 1er octobre 1990, n’arriva qu’en 48ème position des charts britanniques alors qu’il fut un petit succès indie. Le grand public ne se laissa même pas impressionner par le mini scandale que provoqua la pochette, que quelques groupes féministes considéraient sexiste car on y voyait une fille presque nue à cheval sur un hippopotame. Par contre, il n’en fut pas de même pour ce qui allait être le premier grand tube du groupe, le single There’s No Other Way sorti en avril 1991. Enregistrée en janvier au cours de la première séance que le groupe réalisa avec Stephen Street, ex-producteur de The Smiths, cette chanson devint le dernier classique du son Manchester, mouvement qui commençait à agoniser.

Basée sur une rythmique baggy, c’était une vraie célébration de l’hédonisme de la jeunesse Madchester et de la musique pop contagieuse. Le single monta très vite au hit-parade et atteignit la 8ème place. Blur était devenu un groupe pop pour toute la famille. Cet aspect faisait d’ailleurs oublier la médiocrité des paroles et la soi-disant originalité de la chanson. Ce que le public et la presse demandaient, c’était des singles faciles à retenir et qui donnaient envie de danser. Damon Albarn, de son côté, était le point de mire du public et continuait son petit jeu : il faisait des déclarations arrogantes à la presse telles que « Blur s’est formé le jour où Morrissey a dit que la pop était morte et que The Smiths avait été le dernier groupe pop...Blur est né à cause du culot de Morrissey. Je pense qu’on a démontré que ce qu’il avait dit était faux ». Blur vivait une époque confuse où d’une part, il essayait encore de digérer les conséquences de son succès commercial et d’autre part, il était trop perméable aux modes musicales naissantes ; si bien que quand le quatuor de Colchester publie son premier album Leisure en août de la même année, ce compromis musical apparaît clairement. Comme c’était à prévoir, le public et la critique n’eurent pas les mêmes réactions : alors que les teenagers faisaient grimper Leisure jusqu’à la 7ème place des charts, la presse parlait du groupe sur un ton moqueur, le surnommant « les Bros Du Baggy » en référence au néfaste couple de jumeaux blonds aux yeux bleus qui eut un triomphe commercial durant les eighties. « Dans nos deux premiers singles, on essayait d’avoir le même son que The Stone Roses. Ce n’était pas vraiment ce que nous voulions faire, mais on faisait ce que notre compagnie nous disait de faire. À court terme, ça nous a beaucoup aidé, mais à long terme, ça nous a fait beaucoup de mal », se rappelle Albarn.

Tout semblait aller pour le mieux au début de l’année 1992, puisque ce fut le groupe lui-même qui posa la première pierre de son retour avec la parution du single Popscene, en guise d’affranchissement musical sur les desiratae du staff de Food Records. C’était une rebellion du groupe contre l’impasse dans laquelle il s’était engagé. Claustrophobe comme pas deux, c’était un morceau inhabituel pour l’époque, sous influence Buzzcocks revendiquée, choix plutôt surprenant pour la dernière coqueluche du public britannique, dont la seule réussite était jusqu’alors un laborieux plagiat de The Charlatans et le seul « attrait » un bellâtre arrogant en guise de lead singer. La chanson fit une brève apparition dans les charts où il n’arriva qu’en 32ème position. Le public paraissait avoir presque oublié le groupe, et cela en moins de six mois ! La critique se montra indifférente devant une telle explosion d’énergie et le single tomba dans l’oubli malgré les efforts de la maison de disques. Blur donnait l’impression d’arriver toujours trop tard. Devant l’indifférence ressentie du public anglais, le groupe décida de se réfugier dans de longues et interminables tournées à travers le monde. Andy Ross fit jouer ses poulains en première partie de tous les groupes qui commençaient à sentir mauvais, à ne plus assumer leur statut que du haut d’une neigeuse indifférence. La meilleure des tournées fut, sans aucun doute, celle qu’il effectua au Japon - en comparaison avec le fiasco réalisé aux États-Unis - puisqu’elle fut un rayon de soleil parmi toute cette désolation. Les membres du groupe furent reçus au milieu d’une hystérie collective, ce qui était prévisible vu l’énorme quantité de japonais qui assistaient à leurs concerts londoniens (ce que le semi-officiel Live At Budokan de 1996 dévoilera lui aussi). À leur retour en Angleterre, ce fut un vrai cauchemar quand ils découvrirent le climat musical dominant. « On nous tournait le dos, explique Coxon, et on ne parlait que de Nirvana, du grunge et de Suede. Suede était partout et nous, nous étions de la merde. C’était bizarre, je suis allé à l’Underworld et personne ne voulait me parler, on nous ignorait. »


Blur sur la corde raide

Côté coulisse, les habitudes du groupe n’avaient pas évoluées. À l’occasion d’un concert de bienfaisance organisé par le NME, Blur proposa une performance pathétique, le groupe entra sur scène dans un état déprimant en raison de la forte dose d’alcool ingérée. On dut aider Albarn à marcher et il conseilla au public, avant même de commencer, de rentrer chez eux parce qu’ils allaient faire un concert de merde. Les critiques leur sautèrent dessus férocement et David Balfe, boss de Food Records, leur dit à la fin du concert qu’ils étaient fichus et qu’il ne leur donnait pas plus d’un mois à vivre. Le petit monde de la pop ne fut pas surpris lorsque le groupe annonça qu’il était en faillite. Malgré beaucoup d’argent perçu comme royalties pour There’s No Other Way, tout le monde connaissait la tendance au gaspillage du groupe qui, conjuguée aux fortes avances qu’ils avaient perçues et à la mauvaise gestion des managers, les avait mis dans une situation tragique. Un temps envisagé comme producteur de l’album suivant, Andy Partridge - leader de XTC - ne fut pas le remède attendu et les séances réalisées ensemble furent un échec complet. Le grand génie de Partridge, d’un côté, et les continuelles saoûleries du groupe, de l’autre, firent qu’on en tira rien de bon. Les pontes du label furent loin d’être enchantées par les résultats, sans parler de la facture et moins encore quand on leur apprit que le groupe refusait d’utiliser les bandes ! Ce fut l’origine d’une nouvelle rupture entre Blur et la compagnie. L’attitude du groupe et l’absence de singles clairs dans le nouveau répertoire, créèrent de grandes réticences chez Food concernant la poursuite de leur partenariat.

Laissé exangue par une année 1992 exécrable, le groupe opéra alors un radical changement musical l’année suivante afin de se démarquer des groupes grunges américains qui envahirent les charts mondiaux. 1992 passa dans l’histoire comme l’année au cours de laquelle les groupes britanniques restèrent au second plan face aux Américains. Durant leur désastreuse tournée américaine, la nostalgie permanente de l’Angleterre les fit se diriger vers les groupes qui avaient marqué leur adolescence comme Madness, The Jam, The Kinks, The Who ainsi que les groupes ska du label 2-Tone. Il était logique de penser que pour récupérer l’hégémonie britannique dans la pop, il fallait cesser de se regarder le nombril et parler de ce qu’il se passait aux alentours, et ne pas se mettre à imiter ce que faisaient les Américains parce qu’ils le feraient sûrement mieux que quiconque. Blur paraissait être à sa place au bon moment, malgré le fait qu’ils partaient de zéro. Le public n’attendait plus rien d’eux et les croyait morts. Assisté d’un nouveau manager, Chris Morrison, qui s’était auparavant chargé des affaires de The Jesus And Mary Chain, le groupe rétablit les relations avec son label en quémandant une nouvelle chance tout en promettant de mettre un terme à sa décadence physique, aspect qui devint vital lorsque Coxon reçut un sérieux avertissement de la part des médecins concernant le train de vie qu’il menait.

Modern Life Is Rubbish, le tournant

Avec ce nouveau soutien, le quatuor s’enferma en studio avec Stephen Street, le producteur qui les avait le mieux compris jusqu’alors, afin de récupérer des chansons de séances préalablement rejetées et d’enregistrer de nouvelles compositions. Pourtant, selon Food Records, l’album à venir manquait d’une ou deux chansons qui font qu’un disque multiplie ses ventes par trois. La légende retiendra que Albarn était dans une forme supersonic puisque le lendemain, il se présentait dans les locaux de la maison de disques avec Chemical World et For Tomorrow, deux des trois simples du second album. For Tomorrow sortit le 19 avril 1993 et fut lancé par le label comme « le Waterloo Sunset des années 90 ». Composé par le chanteur à Colchester le jour de Noël 92, cette composition est pour bon nombre de musicologues la première pierre du mouvement que le groupe s’apprête à définir avec la sortie de leur deuxième album : la britpop. C’était une chanson prétentieuse qui jouait avec la fusion de l’immédiateté pop et la difficulté des « grandes chansons ». Cependant, et bien qu’elle soit clairement un hit, son accueil ne fut pas du tout spectaculaire. Les soupçons nés du changement d’image et de son produisirent un scepticisme généralisé face à la nouvelle position du groupe, ce qui fit que le single grimpa dans les charts seulement à la 28ème place. La réaction de la presse fut pire : elle continuait de les accuser sans pitié par des commentaires sarcastiques tels que « cette chanson semble être composée par The Small Faces emmené par Syd Barrett mais avec des chansons écrites par Jeff Lyne ! » ou encore « Blur, vous êtes comme The Soup Dragons, maintenant allez vous faire foutre ! ».


Le second album, Modern Life Is Rubbish, paru le 10 mai 1993 et c’était un grand pari pour le groupe que de concentrer sa nouvelle attitude dans ce slogan. « Si le punk prétendait rejeter les hippies, se défendait Albarn, nous, nous voulons en finir avec le grunge. Je crois que le titre de Modern Life Is Rubbish est la chose la plus importante de la culture populaire depuis Anarchy In The U.K. ». La solitude des gens, l’inquiétude face à l’avenir, l’écologie, le stress, la publicité, la consommation, la violence et la décadence de l’Angleterre sont les thèmes traités par le chanteur qui paraissait vouloir enterrer les rares profondeurs littéraires qu’il démontra dans Leisure pour se concentrer sur des paroles qui soulignaient des situations réelles. D’un point de vue musical, l’album correspond à sa trame littéraire. L’atmosphère asphyxiante et le climat semi-punk en font un disque rude et peu commercial dans l’ensemble, qui sacrifie son côté mélodique potentiel en faveur d’une description énergique du monde actuel. Clairement cette année-là, c’était du jamais entendu depuis la fin de The Smiths bien qu’il manque d’une consistance suffisante pour qu’on puisse le qualifier d’œuvre majeure du groupe. La répercussion qu’il obtint vint confirmer ces prémisses. L’album atteignit la 15ème place des charts en pleine vague grunge ; pourtant une partie assez importante de la critique l’accusait de n’être qu’un pastiche et d’être rétro, en contradiction avec un artiste comme Paul Weller qui vit dans Modern Life Is Rubbish une renaissance de la pop anglaise et défendit l’idée d’une écriture nationale qui casserait l’hégémonie yankee.

« Dans Modern Life Is Rubbish, on se méfiait, mais à présent on a dépassé tous ces préjugés. À nos débuts, je disais à tout le monde : ne nous jugez pas, attendez cinq ans. Maintenant, l’heure est peut-être arrivée de faire nos preuves. ». Albarn résumait bien l’attente des médias en cette année 1994, avides de s’occuper d’un phénomène britannique du calibre de The Stone Roses ou The Smiths, afin d’augmenter leurs ventes. En préambule au troisième album, le groupe - toujours très prolifique - publia Girls And Boys le 28 février 1994, qui serait le point de départ de la blurmania. Conçu comme un tube estival destiné à remplir les pistes de danse des Baléares, Mykonos, Benidorm et autres endroits fréquentés, en été, par les hordes de rosbifs écarlates, il sut définir l’amour des années 90 en parlant de prévention et d’androgynie. Ce fut le premier single réellement pop du quator au sens commercial du terme, à cause de l’utilisation de rythmes programmés qui relégait le batteur Rowntree au rôle de simple spectateur et surtout du refrain qui contenait une espèce de comptine définissant l’ambigüité sexuelle de l’époque. Ayant atteint la 5ème place, elle restera la chanson pop de 1994 et l’album Parklife - dont la trame littéraire si proche de la vie quotidienne et du présent le plus enragé, les images inspirées sur la rue et la consistance de la composition des chansons - sera encensé par la critique. A la fin de cette même année 1994, Blur est le deuxième groupe le plus vendeur du royaume avec Parklife, classé plus haut dans les charts que le Dookie de Green Day et le MTV Unplugged In New York de Nirvana et son seul rival n’est autre que Oasis.

Tout devient plus gigantesque pour le groupe en Angleterre. Sur scène, Blur s’impose comme une référence dont Damon Albarn, énervé, sautant comme un cabri puis toujours prêt à voyager de verre en verre jusqu’au bout de la nuit, en est la principale attraction. Débordements et débauches démentielles ; dépravation et arrogance accrues sont le lot quotidien du groupe à l’époque. « La soirée des Brit Awards 95, se remémore Albarn, a été un long supplice pour moi. J’avais envie de demander au jury d’en laisser un peu pour les autres. » Cette combinaison explosive (débauche et arrogance) assure à Blur d’être continentalement perçu comme le plus grand groupe pop des nineties. Un quatrième album sort en septembre 95 qui dévoile chez les quatre musiciens la fin de la trilogie sur l’Angleterre, qui commença avec Modern Life Is Rubbish, continua splendidement avec Parklife et termine avec ce dernier disque, car The Great Escape, malgré une musique assez acceptable, n’a pas pour lui le facteur suprise sinon la répétition des sons, producteurs et concepts. Le thème du disque semble se centrer sur la démence du monde moderne et sur l’agonie de l’avenir sombre qui nous attend. Musicalement parlant - à l’exception de The Universal prévu pour l’album Parklife en version ska - l’album semble plus évoquer XTC sous influence music-hall que Buzzcocks ou The Kinks. Le producteur Stephen Street en parle d’ailleurs comme un disque de transition ...


Blur vs Oasis

C’est précisément cette année-là que se met en marche la manœuvre de marketing la plus parfaite jamais vue dans le monde pop anglais. Profitant de la conjoncture de sortie des albums des plus gros vendeurs du royaume, Blur et Oasis, leurs propres maisons de disques décidèrent de faire revivre de vieilles querelles du genre The Beatles vs The Rolling Stones, The Sex Pistols vs The Clash ou The Stone Roses vs Happy Mondays, en faisant une parodie. Ils décidèrent de faire coïncider les deux dates de sortie des singles inauguraux afin de déterminer lequel des deux groupes obtiendrait le titre de meilleur groupe pop de l’année. Jusqu’à présent, les relations entre les deux groupes n’avaient pas été conflictuelles du tout. Mais, au cours du « Breakfast Show » de Chris Evans à Radio 1, Albarn affirma très péjorativement que Roll With It sonnait comme Status Quo tandis que Noel Gallagher mit une touche désagréable en déclarant quelques mois plus tard : « J’espère que le bassiste et le chanteur de Blur vont attraper le sida et en mourir. » Scandale et excuses publiques s’ensuivront, dénotant le caractère pathétique de l’affaire. Le single Country House de Blur eut beau avoir vendu 30 000 exemplaires de plus que son rival et devenir leur premier #1, personne dans cette histoire n’en sortit grandi, comme le raconte si bien Albarn : « C’est un titre que nous avons présenté pour la première fois lors de notre plus gros concert, au Miles End Stadium. Nous étions le premier groupe de notre génération à jouer dans un stade. Et sur Country House, 40 000 personnes sont devenues folles. Elles reprenaient le refrain en chœur, alors que nous ne l’avions pas joué une seule fois. On n’a pas su lutter contre cette expérience. Soudain, il fallait sortir le single, un simple naïf, comme nous, qui avions 26 ans à l’époque. Aujourd’hui, je ne referais certainement pas ça » ...

Virage...

« À l’époque de The Great Escape, raconte Coxon, Blur est devenu une prison. Nous ne pouvions pas échapper aux formats stricts des chansons pop. Couplet, refrain, couplet, refrain, nous marchions à la baguette...La journée, dans le bus, je passais des cassettes de groupes hardcore inconnus de San Diego et le soir, je jouais Girls And Boys sur scène ... Le décalage était trop grand  ». Sentant un essoufflement au sein du groupe, lassé par l’étiquette poppy qui leur colle désormais à la peau, le quator stoppe alors toutes activités à la fin 1996 ce qui permet à Albarn de renouer avec ses premiers amours en apparaissant dans un film d’Antonia Bird, Face (paru en 1997). Afin de vaincre leurs problèmes internes, ces crises provoquées par le stress, les tournées, Damon Albarn n’hésite pas, comme Thom Yorke avec Radiohead, à faire prendre à son groupe un virage décisif qui va contribuer à l’extirper définitivement de la gangrène britpop et à le propulser au panthéon des groupes expérimentaux. Fini The Kinks, The Jam, Madness et autres références sixties bien trop embarrassantes. On retrouve à la place un rock sec, minimaliste et vaguement atmosphérique puisque le groupe semble alors tapiner du côté de Pavement et faire de la lo-fi en 72 pistes. Pour échapper à la chape de plomb qui menaçait de s’abattre sur le groupe lors des séances d’enregistrement à Londres, Blur s’enfuit pour l’Islande pour y terminer son cinquième album éponyme, publié en février 1997. Disque opportuniste et bancal, compromis entre les aspirations expérimentales de Coxon et celles, plus pop, du groupe, il eut comme effet de rendre crédible le groupe au sein du public au moment où la britpop semblait s’effondrer sur elle-même et ne plus pouvoir rivaliser avec la révolution techno. Un premier simple Beetlebum fut lancé en janvier 1997 afin de laisser entrevoir la nouvelle identité de Blur. Première véritable introspection musicale à la manière d’un Lennon se réinventant sur John Lennon / Plastic Ono Band, ce titre vit le quatuor utiliser pour la première fois des sonorités électroniques, une concession à la mode de l’époque. C’est que Coxon fit finalement découvrir au reste du groupe le rock américain indépendant si cher à ses yeux comme Beck, Tortoise ou The Beastie Boys ce qui constitua un réel échappatoire artistique puisqu’il signe alors sa première composition pour le groupe You’re So Great, préfigurant sa future carrière solo.

Cet album verra surtout pour la première et dernière fois le groupe s’imposer aux Etats-Unis - territoire peu convoité auparavant du fait du contenu anglocentriste peu reluisant du répertoire musical du quatuor - par leur plus gros carton international Song 2. « Nous étions au Mayfair Studios à Primrose Hill pour y enregistrer l’album, se remémore James, nous travaillions sur un morceau et je vis Graham installer deux kits de batterie pour que lui et Dave puissent y jouer en même temps cette rythmique tout en grabuge. Puis le refrain s’est construit sur deux lignes de basse distordues et le filet vocal de Damon comme repère. C’était un peu comme un retour en arrière puisqu’on avait toujours joué des morceaux rock au contenu peu consistant bien que ce ne soit peut-être pas pour ça que nous sommes le plus connus. C’était plus ou moins fait en dix minutes. On a ensuite essayé de l’emmener en Islande pour le terminer mais sans succès. Parfois, la chose qu’on fait en premier reste la meilleure et n’a plus besoin d’être retravaillée pour la rendre plus brillante. Pourtant, ce n’était pas couru d’avance que la chanson soit un hit certifié, on pensait qu’elle était trop courte. Ce n’est que lorsque la branche américaine de la maison de disques a commencé à sauter dans tous les sens qu’on a compris de quoi on avait accouché ... ». Le morceau décrocha une deuxième place dans les charts britanniques et cartonna une bonne partie de l’année à l’étranger. L’album, quant à lui, se hissa jusqu’à la première place en Angleterre et obtint une gratifiante place dans le Top 60 du Billboard. Il était alors inconcevable d’éviter une tournée nord-américaine. Albarn s’exprime en des termes sans équivoque : « Pendant trois mois, avec Song 2, nous avons conquis l’Amérique. Une conquête brève mais qui nous a amplement suffi. Soudain nous étions partout, jusqu’au Simpsons. Nous pourrions le refaire. Tenter de pénétrer la culture américaine, tourner là-bas. Mais ça offre quoi ? On se retrouve à des kilomètres de chez soi, il faut tout répéter cent fois, devenir une marque déposée. Ce n’est pas mon idée de l’avenir. »


Coxon met les voiles

Au sortir de la tournée mondiale, le groupe publie Bustin’ + Dronin’, un disque hybride constitué de remixes technoïdes de morceaux du précédent album et d’un condensé live du groupe enregistré à Peel Acres le 8 mai 1997. Coxon éprouve alors le besoin de s’extirper du groupe et s’accorde sa première récréation solo salvatrice - il en parle comme d’une cure de désintoxication - en 1998 intitulée The Sky Is Too High. Il arrête finalement de boire pour le bien du groupe. « Ça m’a soigné. Ces chansons démangeaient mon cerveau, me rendaient dingue. Si je ne m’en étais pas débarrassé, je n’aurais pas pu continuer avec Blur. A cette époque, j’en avais marre de la musique, je ne ressentais plus rien en écoutant les disques, j’ai donc totalement arrêté pendant des mois. Pendant tout ce temps, je n’ai pas touché une seule fois à une guitare ». Une partie du groupe veut la stabilité, l’autre l’aventure, jouer une musique dont le quartet n’est a priori pas capable. Sur Blur, c’est Coxon qui essayait d’entraîner les autres mais en 1998, tout le monde était d’accord pour aller de l’avant. Après dix ans d’une existence riche en expériences et fortunes diverses, Blur justifie et explicite chaque fois un peu plus le choix d’un tel patronyme en publiant en mars 1999 13, disque abstrait, atmosphérique et fuyant. Sur les disques précédents, Albarn dévoilait en fin de compte assez peu de lui-même de telle sorte que des chansons comme le premier single Tender (néo-Give Peace A Chance gorgé d’une chorale gospel avec claquements de mains babas béats enregistré comme un titre de Spiritualized) ou No Distance Left To Run (ballade introspective tendance Todd Rundgren low-fidelity) font maintenant office de mètre-étalon dans le genre. Moteur de cette mutation, le guitariste virtuose a condamné Blur à un séjour dans l’underground américain et allemand remplaçant dans le bus de tournée The Kinks et The Small Faces par Van Der Graaf Generator, Faust, Gong, Krautrock et Tortoise.

Le groupe s’est cette fois attaché les services prestigieux de William Orbit dont la mission était de réinventer la manière d’enregistrer un album. Utilisant les machines telles Pro Tools pour découper puis réagencer des tronçons de chansons, lâchant la bride des guitares (ce que Street s’obstinait à ne pas appliquer), refusant de dompter l’électronique pour mieux la laisser s’infiltrer, il a transformé Blur en un groupe qui se met systématiquement en danger. Il a de plus insisté pour que Albarn ne se planque plus derrière des personnages, des situations. Il est vrai que cela n’aurait plus beaucoup de sens d’encore et toujours raconter des histoires sur un homme anglais d’une quarantaine d’années qui se promène à Londres avec son chapeau melon. Encensé à sa sortie, 13 est pourtant aussi désintéressé commercialement parlant qu’un jeu de cartes à magie pour joueur d’aluette. Dans ce genre musical mineur qu’est la pop music, l’impact de ce disque fut moins conséquent que n’aurait du lui garantir sa très haute qualité. Malgré la cohorte de fans britanniques qui firent entrer l’album à la première place des charts - une fois n’est pas coutume - de solides ventes sur le continent européen et une étonnante 80ème place aux États-Unis, le groupe voit ses ventes s’effondrer ce qui n’arrange pas forcément la maison de disques. La parution en l’an 2000 d’une compilation Blur : The Best Of fait découvrir le quator à une nouvelle génération de fans ; elle restera aussi le dernier effort discographique en collaboration avec Food Records. Ce qui n’est pas sans laisser Albarn de marbre : « Ce n’est qu’une compilation. Je peux comprendre que pour des gens qui ne savent pas grand-chose de Blur, ce soit une espèce de révélation. Pour les autres, c’est une collection de singles sortis en Angleterre. La maison de disques pose ça dans les boutiques avant Noël pour ses foutues parts de marché. Vous me suivez ? J’ai du mal à parler de cet objet parce qu’il n’est qu’une compil, il n’y a rien de neuf là-dedans ».

Il faudra attendre trois années supplémentaires pour retrouver Blur sur disque avec Think Tank, paru en mai 2003 et enregistré entre le Maroc et l’Angleterre. Sollicitant les services du metteur en son Ben Hillier, le groupe a publié son album le plus abouti mais aussi le plus déroutant. Résumé efficace des dernières expériences solo d’Albarn, Think Tank résulte de velléités artistiques sincères et ne correspond à aucun critère identifié mais surtout évite toute classification hâtive pour ne reposer que sur sa qualité intrinsèque. Se voulant comme un vrai voyage, il condense à lui seul la notion de pop music mondiale grâce à des titres comme Moroccan Peoples Revolutionary Bowls Club, Gene By Gene ou Jets, dont l’apparition d’un inattendu motif de saxophone joué par Mike Smith ferait croire que The Stooges enregistrent un saxo-jazz dans une bouge en Allemagne d’après-guerre - ce qui n’est finalement pas étonnant, car l’Allemagne a toujours été un foyer du jazz européen, avec le Danemark et la France. Blur se livre entièrement, avec toute l’authenticité de la voix d’Albarn et de son âme. Les auditeurs insensibles devraient mieux s’en tenir à Yes ou bien laisser tomber le groupe, comme le fit Coxon. À l’aube de l’enregistrement vers fin 2002, le guitariste et membre fondateur s’en va, sans animosité (selon la presse qui s’est largement répandue sur son éviction), mener carrière solo. Il a commencé par ne pas venir aux séances puis a estimé que cette débauche arty, ce psychédélisme mondialiste et ces enregistrements très découpés en tranches ne lui convenaient plus : « Je n’ai rien fait d’horrible, j’ai mis fin à une espèce d’agonie. J’ai sauvé ma peau. Trop d’alcool, l’hôpital ensuite. La thérapie a sauvé mon esprit vandalisé et m’a remis en phase avec le monde réel ». D’autant plus qu’à peu près au même moment, Albarn, euphorique, écoulait six millions d’exemplaires à travers le monde du premier album de son projet avec Dan The Automator et Tom Tom Club appelé Gorillaz et récoltait toutes les louanges grâce à l’album Mali Music, disque fantasme world illuminé produit par le chanteur.


Blur est devenu le seul groupe de rock au monde qui a regardé son guitariste partir, sans même songer à le remplacer, et a trouvé le moyen d’en tirer un bénéfice. Récemment auréolé du titre (très) honorifique de meilleur groupe de faces B au monde délivré par un site musical sur Internet, il continue de fasciner. Quant à Coxon, son sixième album Love Travels At Illegal Speed publié en 2006, faisant suite à Happiness In Music paru deux ans plus tôt, l’a finalement imposé au regard des critiques rock. Ses années avec Blur sont conservées dans le formol et c’est le meilleur endroit possible.

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[1Sources diverses

Magazine : Rock & Folk, Les Inrockuptibles, Rock Sound, Q Magazine.

Fanzine : Blurb.

Ouvrage : Blur par Juan de Ribera Berenguer (1996).

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